Category: Lectures

D’abord ceci, pour lever peut-être quelques malentendus: écrire n’est pas un martyre, ni une radicale ascèse (on est au monde et la vie va, dans ses compromis… humains, sans trop de coups férir). Mais ça n’est pas non plus une partie de plaisir. Parce que cette activité suppose quand même, sauf à perdre ses raisons obscures, quelque chose de l’expérience mélancolique et une vive sensation de l’incapacité des langues apprises et des formes répertoriées à symboliser justement l’expérience qu’on fait des choses et de la distance des choses. C’est que le fond de l’être effraie, tissé de barbarie, ouvert à perte-pied sur la rumeur de l’inconscient, pulvérisé comme tout par la débâcle des corps et des choses dans le temps et l’atomisation de la matière. Humainement, comme chacun, je fais ce qu’il faut pour me distraire de la vision de ce fond sans fond. Mais faire le poète c’est peut-être faire métier de s’en distraire le moins possible. Ça s’appuie alors sur (ou ça génère à mesure) une sorte de morale pas vraiment hédoniste – voire un tant soit peu masochiste et puritaine, une ligne de vie tendue par l’exigence d’un gai savoir lucide et donc un peu cruel, qui fait en tout cas tomber au fur et à mesure bien des illusions affectives, amoureuses, conviviales, sociales, idéologiques, religieuses, épistémologiques – et qui « retranche » beaucoup, comme disait Mallarmé.

Christian Prigent, Cadex Editions

Entretiens avec H Castanet

Annie Ernaux

Seuil 2014

Annie Ernaux est toujours là où on ne l’attend pas, et toujours où il faut être.

Le regard précis, intéressé d’une femme, d’une écrivaine qui fait ses courses comme tout le monde au supermarché et qui se dit que ce lieu n’est jamais décrit dans la littérature alors qu’il tient tant de place dans nos vies. De son écriture ciselée, avec précision et méthode elle décrit les bâtiments, la galerie, les boutiques, dans une approche à la fois ethnologique, sociologique, mais tout en continuant à guetter dans son propre corps et ses nerfs, son ressenti, son soulagement quand elle trouve une place au parking ; son agacement quand le caddie boite, zombies jeux – jeuxdezombie24.com. Elle sait dire aussi la gêne d’être accostée et observée par une lectrice, de son regard qui détaille ses achats, les plaisir de l’anonymat et du collectif, de la chaleur de la galerie l’hiver de sa fraicheur l’été, le plaisir aussi de retrouver un lieu familier et toujours ouvert.

Elle croque des scènes du quotidien, au passage, la fille qui veut faire avouer sa paternité à un jeune homme au milieu de ses copains et qui ricane, la grand-mère qui se bat longtemps avec sa petite fille pour lui refuser un gadget et qui finit par céder, pleine de mauvaise humeur, celle aussi qui s’émerveille des décorations de Noël et qui dit à son petit-fils « regarde les lumières mon amour ».

Elle décortique aussi les tendances, l’adaptation des hypers au public, semaine chinoise, semaient orientale.. les modes, les saisons de la consommation sur une année, le système gras de l’hyper consommation, le secret (interdit de photographier ou d’interroger les travailleurs), à monter à cheval dans le monde virtuel. Et enfin elle se demande si on n’aura pas un jour la nostalgie de ces lieux quand nos commandes se feront par internet,

comme nos mères ont la nostalgie des épiceries de quartier, tant ils nous sont coutumiers et tant ils font partie intégrante de nos vies.

Le livre de Maylis de Kerangal Réparer les vivants dont j’ai parlé plus bas est très bon, littéraire et puissant et il est en tête des meilleures

ventes comme quoi, on peut aujourd’hui faire de la

bonne littérature et avoir un succès populaire

!

Je sors cognée de ma lecture. Une femme

arrive à écrire l’histoire d’une autre, une inconnue qui a été battue, parce qu’elle aimait un malade, qu’elle croyait en lui,

qu’elle admirait ses capacités intellectuelles, une femme jeune qui accepte tout parce

qu’elle ne sait pas que ce n’est pas de l’amour, c’est sa première expérience, elle confond tout, dévouement, courage, désir, besoin, passion, elle croit que la violence est acceptable, jusqu’à un certain point, et puis, elle a peur et surtout honte pour elle et pour lui.

Et l’auteur a entrecroisé plusieurs récits, celui de la femme battue, celui de l’écrivain de l’histoire et celui d’un témoin anonyme, une autre femme qui habite à côté des amants et entend tout. C’est habile et élégant, ça permet au lecteur de souffler

un peu avant de retourner en enfer.

Réparer les vivants

Maylis de Kerangal, Verticales, 2014

C’est l’histoire d’une mort et d’une renaissance.

Un jeune homme subit un très grave accident de voiture en rentrant d’une sortie de surf avec des amis. Il est conduit à l’hôpital

et déclaré en mort cérébrale, ses organes sont vivants mais son cerveau est mort.

A partir de là, une incroyable entreprise médicale et technologique se met en branle. Un infirmier spécialisé en transplantation d’organes, des médecins chirurgiens, Harfang, chirurgien d’une grande lignée, Vireghio, brillant nouvel arrivant dans la caste des mandarins, anesthésistes, vont organiser et coordonner une formidable série d’opérations.

D’abord avertir la famille. Le récit suit le drame de la mère puis du père et de la petite sœur. L’infirmier spécialiste les rencontre, leur explique ce qu’est une mort cérébrale et leur demande l’autorisation de prélèvement d’un maximum d’organes. Ils hésitent puis acceptent. Les centres de greffes de toute la France sont prévenus. L’opération commence.

Maylis de Kerangal se régale à décrire le génie des entreprises humaines démesurées et hautement technologiques Comme pour son précédent roman Naissance d’un pont, elle magnifie

ce chantier médical ultra difficile et ultra compliqué, qui demande la coordination de dizaines de spécialistes. Elle utilise un vocabulaire technique dont elle aime la précision et la richesse mais sa phrase longue et puissante dit aussi que, derrière chaque acte, il y a un homme, des humains, leurs sensations physiques, leurs histoires individuelles.

La richesse, l’audace et la subtilité de ce roman nous étonnent à chaque page.

Le sujet n’est pas triste, même s’il décrit la mort d’un jeune homme, à l’autre bout de la chaîne, il y a le sauvetage d’une

femme choisie sur critères parmi tous ceux qui attendent une greffe. Le texte nous raconte sa maladie et son espoir. Ensuite, le texte va s’attarder à la question de vivre avec le cœur d’un autre, de

vivre de sa mort.

Formidable éloge du monde médical et de ses prouesses, mais aussi de la fragilité humaine, de ses réserves de courage, question sur ce qu’est la vie, le corps après la vie, un organe vital, et enfin le deuil.

Voilà un roman qui vous emporte, dès la première page, on avance aux côtés de Jeff et Brad et de leur veille mère mourante dans le chariot, de la vielle indienne Eau-qui-court–sur la plaine, de Xiao

Niu, une toute jeune chinoise qui comprend le chant de coyotes et sait prendre la main de la grand-mère, de Zébulon, le rebelle, du médecin Gifford qui a tué par erreur une tribu d’Indiens en voulant les vacciner.Nous avançons vers une ville nouvelle, une autre vie où chacun va se trouver femme et métier et où ils vont créer une communauté. On veut y croire, à ce grand Ouest à ce monde nouveau , portés par les

images, le vent, les tempêtes de sable, les collines de pierre, les rencontres de tribus, on veut y croire parce qu’on vit dans un pays si triste, beaucoup de mes amis sont désespérés, déprimés, n’ont plus ni croyance ni énergie, pourtant vous avez tout, comme dit ma mère, mais nous ne savons plus croire, plus aimer comme des fous, nous ne savons même plus avancer vers autre chose, plus croire à un avenir, à de nouvelles villes, ou seulement nous tenir bien serrés en coulant.

Et réfléchissons, voilà que cette jeune

auteur, une des plus originales et des plus prometteuses de sa génération revient, sans hésitation aux fondamentaux du roman, des

personnages, un récit qui avance,

une épopée, une

temporalité, une histoire, est-ce que ce n’est pas ça

qu’on cherche?