Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas

prigentD’abord ceci, pour lever peut-être quelques malentendus: écrire n’est pas un martyre, ni une radicale ascèse (on est au monde et la vie va, dans ses compromis… humains, sans trop de coups férir). Mais ça n’est pas non plus une partie de plaisir. Parce que cette activité suppose quand même, sauf à perdre ses raisons obscures, quelque chose de l’expérience mélancolique et une vive sensation de l’incapacité des langues apprises et des formes répertoriées à symboliser justement l’expérience qu’on fait des choses et de la distance des choses. C’est que le fond de l’être effraie, tissé de barbarie, ouvert à perte-pied sur la rumeur de l’inconscient, pulvérisé comme tout par la débâcle des corps et des choses dans le temps et l’atomisation de la matière. Humainement, comme chacun, je fais ce qu’il faut pour me distraire de la vision de ce fond sans fond. Mais faire le poète c’est peut-être faire métier de s’en distraire le moins possible. Ça s’appuie alors sur (ou ça génère à mesure) une sorte de morale pas vraiment hédoniste – voire un tant soit peu masochiste et puritaine, une ligne de vie tendue par l’exigence d’un gai savoir lucide et donc un peu cruel, qui fait en tout cas tomber au fur et à mesure bien des illusions affectives, amoureuses, conviviales, sociales, idéologiques, religieuses, épistémologiques – et qui « retranche » beaucoup, comme disait Mallarmé.

Christian Prigent, Cadex Editions

Entretiens avec H Castanet