Cartographie d’un feu, Nathalie Démoulin, Denoël, 2024.

Grâce à Arno Bertina, j’ai lu Cartographie d’un feu de Nathalie Démoulin, qui vient d’être publié chez Denoël.

Une cluse jurassienne aux parois abruptes et noires d’épicéas et de roches, des pentes vertigineuses en hiver et la neige elle aussi devenue noire parce qu’un feu se propage.  Pourquoi ce feu ?  S’est-il développé sur des poches de pétrole inconnues ?  Pourquoi la Terre brûle-t-elle en hiver ?  En tout cas dans ce décor halluciné et dantesque, les hommes luttent.

 Le narrateur et sa compagne Carole se réfugient dans une maison de famille isolée.  Cette maison de famille est habitée et hantée par les fantômes et les vivants.  Le patriarche Jason, présent et absent, ancien capitaine d’industrie devenu peintre, avait déjà perdu une première femme et deux enfants dans un incendie, il y a longtemps.  Désormais, il veille sur le dernier fils, fou qui se balade au bord du lac, avec des bois de cerf sur la tête.  Il tente d’oublier sa deuxième épouse, une marathonienne qui a formé à la course et au saut à ski leur fils avant de disparaitre.

 Mais on ne s’envole pas hors de cette cluse, on y reste, comme frappé de stupeur, ou on y meurt.

 En effet, le feu ne s’éteint pas et provoque d’autres morts.  Un maire, autour de qui tout s’écroule, se suicide, oubliant ainsi la dette qu’il a accumulée pour sa ville.

Et au milieu du cercle de l’enfer, un lac opaque, noir qui attire et peut noyer.

 L’écriture de Nathalie Démoulin est précise, elle excelle à créer des images puissantes et envoutantes, pour décrire la montagne, la neige, la cluse, le feu, les maisons pleines de tapis, de tapisseries, et de tableaux, les hommes et les femmes affublés de tenues bizarres, tout est brûlant de couleurs. On y retrouve un des thèmes très original de Bâtisseurs de l’oubli, celui du capitaine d’industrie, dont la puissance n’apaise pas la mélancolie.

 Et on ne sait plus près de quelles frontières elle nous entraîne, on confond réalité et cauchemars, souvenirs et faits présents, réapparitions et disparitions, fuites ou morts.

Pas d’équerre, Judith Wiart, Editions Louise Bottu, 2023

« Pas d’équerre », une expression de maçon comme titre pour  un livre inclassable, carnet de bord, témoignage, poèmes, déclaration d’amour aux élèves, collages de circulaires et  d’extraits de manuel, extraits d’atelier d’écriture, scénettes enlevées,  drôles, tranches de vie,  constat d’échec dans un LEP,  avec des élèves en CAP de maçonnerie qui n’ont pas choisi, qui sont là, par hasard, qui attendent… fatigués si fatigués « leur fatigue me mine, leur corps avachis sur la table qui n’est plus une table de travail. »   Des élèves dans « des salles aux radiateurs béants, aux trous dans le plafond »

 Manque de profs, manque de moyens pour rénover mais de l’argent pour installer les portiques de sécurité et distiller la peur.

 Au milieu de ce désastre, l’enseignante tient la barre parce qu’elle s’intéresse à ses élèves, à chacun d’eux, elle aime les faire écrire, faire jaillir leurs mots, comme des talismans contre le malheur.

Et elle aime écrire sur eux, grâce à eux, sur leur monde « pas d’équerre », mais riche d’humanité. 

Dernier travail, Thierry Beinstingel, Fayard 2022

Dernier travail, Thierry Beinstingel, Fayard, 2022

 

 Dernier travail, comme dernière semaine de la vie d’un salarié, cadre dans une multinationale, entre nostalgie, sentiment d’un certain devoir accompli, peur du vide, souvenirs innombrables de rencontres, réunions, déplacements, entretiens individuels de réorientation, toute la vie d’un responsable de mobilité adjoint d’une DRH dynamique.

 

Dernier travail aussi comme travail de mémoire, Vincent, le personnage principal est amené à se souvenir du premier suicide de l’entreprise au moment où le procès très médiatique de l’entreprise se déroule.  En effet, un camarade lui demande d’aider une jeune femme à se faire embaucher,  il se trouve que cette jeune femme est la fille du premier suicidé de l’entreprise, elle avait neuf ans à l’époque, son père s’est donné la mort un vendredi soir dans le placard où on l’avait relégué, c’était la méthode utilisée par l’entreprise pour se débarrasser d’un tiers des employés, les dégouter, leur faire faire un travail différent du leur, par exemple un technicien réseau devenait employé d’un centre d’appel et s’est suicidé en s’étranglant avec un câble, une façon de dire.  Alors il se demande si ce premier suicide était un avertissement que personne n’avait voulu entendre, le début de la longue liste si célèbre de France Télécom jamais nommée mais que tout le monde reconnaît. Et il s’interroge sur l’aveuglement et l’acceptation de tous.

 

Dernier travail comme travail de réconciliation avec la famille de ce premier suicidé, les rencontrer, aider la jeune femme, sa fille, à trouver son premier emploi, rencontrer sa mère et surtout, son frère qui, le jour du suicide, était devenu fou de rage et avait tiré sur les bureaux, il avait alors été rétrogradé lui aussi comme garde forestier et relégué dans une maison au milieu de la forêt. Réconciliation avec lui-même aussi, avec son aveuglement, la volonté de tourner la page de tous à laquelle il s’est peut-être un peu vite et un peu naïvement plié.

 

Dernier travail pour lui, le cadre un peu trop zélé mais aussi pour le frère du suicidé, se calmer, accepter, s’ouvrir à nouveau à la beauté de la forêt, observer la majesté des derniers grands prédateurs, les loups. Seul bémol, la métaphore qui court dans tout le texte « l’homme est un loup pour l’homme » devient parfois un peu encombrante.

 

On reconnaît chez l’auteur son attention à l’humain pris dans l’engrenage des principes de management, de politique entrepreneuriale, on reconnaît aussi son attention à décrire le vocabulaire, les mensonges de la novlangue, les situations, les méthodes des grandes entreprises, comme il l’avait fait dans Ils désertent ou CV mode d’emploi.

 

Le ton n’est jamais vraiment accusateur, il s’agit d’une description et d’une analyse, non d’un réquisitoire.  Et la fin est un peu surprenante. Vidant son bureau, Vincent se pose la question : « aura-t-il vraiment existé dans ce bureau ? » Constat à la fois terrible, on perd sa vie à la gagner, mais aussi libérateur, le travail n’est peut-être qu’un moment de nos vies.

 

Disparaître, de Lionel Duroy et les écrivains voyageurs

Disparaître, Lionel Duroy, Mialet-Barrault , 2022.
Les écrivains sportifs, voyageurs, à commencer par Stevenson, Hemingway puis ceux de la beat génération Kerouac, menés aussi par l’alcool et la drogue, puis Henri Miller, Lawrence Durrel, puis Nicolas Bouvier et puis les Sylvain Tesson, Emmanuel Ruben et Lionel Duroy d’aujourd’hui me font rêver. Ils n’ont peur de rien, ils vont, à pied, à vélo, s’épuisent, rencontrent des gens passionnants, n’ont pas de souci d’argent, je les admire, comme j’ai rêvé sur Isabelle Eberhardt et Alexandra David Neil.
Moi, j’ai pris la route une seule fois seule dans ma vie et j’ai tremblé comme une feuille, d’ailleurs, j’ai rencontré une tempête de sable, je me suis fait voler mes bagages, j’ai dû retourner à Alger faire 500 km chercher un papier et enfin j’ai trouvé un abri à l’infirmerie du lycée où je devais enseigner. Donc un tout petit départ, de fonctionnaire presque, balisé de tous côtés, et je dois reconnaître que j’ai toujours trouvé des anges gardiens et des toits, je ne suis jamais restée dehors.
Mais je rêve encore, avec eux, grâce à eux, du voyage, de « l’impossible quête ».

Je leur envie aussi leur impudeur, ils racontent ce qu’ils mangent, avec qui ils couchent, le nombre de kilomètres parcourus, leurs douleurs, ils sont leurs propres héros. Et, c’est ce qui nous les rend si proches et si humains. Lionel Duroy a tout sacrifié à ses livres : ses parents, ses frères et sœurs, ses femmes, ses maîtresses, ses amis et, dans ce dernier ouvrage, même ses enfants, il s’en justifie : « Finalement, seules les œuvres d’enquêteurs obstinés de notre intimité pour ne pas dire notre folie, Ingmar Bergman, Thomas Bernard, Fritz Zorn, Saül Bellow, Rainer Maria Rilke, (et moi j’ajouterai Annie Ernaux et Johan Didion) m’auront donné la force de continuer à écrire, sans eux, je me serais peut-être résolu à garder pour moi mes secrets et à mourir d’obésité. » page 160

Ce récit Disparaître est à la fois un récit de voyage, voyage vers l’Est, un roman historique sur le siège de Stalingrad et la fin de la Roumanie communiste, une autobiographie familiale et une réflexion sur l’écriture, la mort, la façon de mourir, ce qu’on laisse. C’est un mélange très déconcertant. Les deux parties, la première sur ses enfants et la seconde, sur le voyage semblent ne pas vouloir se rejoindre et pourtant, c’est la grâce de l’écriture et la passion de l’écriture comme énergie vitale, qui unifient l’ensemble.

Je suis le rêve des autres, Christian Chavassieux, éditions Mu,2022

Partez en rêve éveillé, partez vers Beniata, marchez, chevauchez des lanquedins   immenses créatures « capables de marcher plusieurs jours et plusieurs nuits sans dormir ni manger » suivez Malou,  l’enfant qui est peut-être un réliant « un de ses frères humains que les esprits désignent pour parler en leur nom, pour recevoir les prières » et son guide mystérieux, le vieux Foladj.

Votre voyage durera des mois, il se fera sur terre et sur l’eau, embarqué sur le Gaïa, le navire de l’ordre des Terriennes qui file sans un bruit.  Chaque jour, le paysage changera, déserts, montagnes, caravansérails, ports, villes aux architectures démesurées et fantastiques.

Votre voyage sera à la fois lent et contemplatif, rapide et tendu vers son but, tourné vers l’extérieur et l’intérieur, d’initiation, et de découvertes. Tous les soirs, le guide demande à l’enfant « qu’as-tu appris aujourd’hui ? » et il répond avec sagacité et il questionne encore et il note.

 

Je ne suis pas une grande lectrice de fictions de fantasy mais de celles de Christian Chavassieux, si, de toutes, Les Nefs de Pangée, Mausolées, parce que le texte est poétique, l’écriture fluide et généreuse, l’univers exotique, les personnages sages et philosophes, leurs relations tendres. Les thèmes de l’amour filial, de la nostalgie, du remords,  de doute, de l’erreur, de la violence sont tous  profondément humains.

 

Les choses humaines, Karine Tuil, Gallimard, 2019

Les choses humaines, Karine Tuil, Gallimard 2019

Les Farel Jean et Claire  forment un couple en apparence enviable. Lui, homme de télévision, homme de pouvoir, autodidacte et sel made man, elle essayistes, féministe. Ils ont un garçon plus jeune qui jusque là comme on dit a donné toute satisfaction, brillant élève, sportif il va bientôt entrer dans une prestigieuse université californienne et parachever ainsi   son parcours sans faute. Mais tout est faux de cette façade, ils donnent encore illusion lors de la remise de la légion d’honneur au père mais à ce moment là,  Claire vit avec son amant, un professeur juif, et Jean  mène  depuis toujours une double vie avec une collègue journaliste.

Le soir de la remise du prix, le fils rentre au domicile de sa mère où se trouve une jeune fille, fille de  cet amant. Les deux adultes insistent pour que les jeunes sortent ensemble à une soirée étudiante et là tout s’écroule. Le soir même,  la jeune fille l’accuse de viol lui dit que c’était une relation consentie.

On est dans la zone grise, la zone du déni ou du mensonge.

Et pour tous et surtout pour  les deux jeunes, c’est une descente aux enfers. Au-delà des faits,  d’un style luxuriant et limpide, c’est l’analyse  qui est intéressante :

Celle de la construction sociale parfaitement huilée  qui se brise net, celle de l’incompréhension infranchissable entre les différences classes sociales, celle  de la mécanique impitoyable de la justice.

C’est aussi une profonde réflexion sur la condition féminine, les femmes âgées, malades, les jeunes …

Sur la violence de la société qui valorise la performance,  celle des réseaux sociaux qui valorisent le narcissisme. Et derrière tout cela, la fragilité des êtres, leur solitude,  chacun à tout moment peut basculer.

C’est un roman d’une très grande profondeur dont on sort abasourdi tant par la justesse que par le brio de la démonstration. Et à la fin, tout le monde a perdu.

Les choses humaines, Karine Tuil, Gallimard 2019

Les Farel Jean et Claire  forment un couple en apparence enviable. Lui, homme de télévision, homme de pouvoir, autodidacte et sel made man, elle essayistes, féministe. Ils ont un garçon plus jeune qui jusque là comme on dit a donné toute satisfaction, brillant élève, sportif il va bientôt entrer dans une prestigieuse université californienne et parachever ainsi   son parcours sans faute. Mais tout est faux de cette façade, ils donnent encore illusion lors de la remise de la légion d’honneur au père mais à ce moment là,  Claire vit avec son amant, un professeur juif, et Jean  mène  depuis toujours une double vie avec une collègue journaliste.

Le soir de la remise du prix, le fils rentre au domicile de sa mère où se trouve une jeune fille, fille de  cet amant. Les deux adultes insistent pour que les jeunes sortent ensemble à une soirée étudiante et là tout s’écroule. Le soir même,  la jeune fille l’accuse de viol lui dit que c’était une relation consentie.

On est dans la zone grise, la zone du déni ou du mensonge.

Et pour tous et surtout pour  les deux jeunes, c’est une descente aux enfers. Au-delà des faits,  d’un style luxuriant et limpide, c’est l’analyse  qui est intéressante :

Celle de la construction sociale parfaitement huilée  qui se brise net, celle de l’incompréhension infranchissable entre les différences classes sociales, celle  de la mécanique impitoyable de la justice.

C’est aussi une profonde réflexion sur la condition féminine, les femmes âgées, malades, les jeunes …

Sur la violence de la société qui valorise la performance,  celle des réseaux sociaux qui valorisent le narcissisme. Et derrière tout cela, la fragilité des êtres, leur solitude,  chacun à tout moment peut basculer.

C’est un roman d’une très grande profondeur dont on sort abasourdi tant par la justesse que par le brio de la démonstration. Et à la fin, tout le monde a perdu.

Le bloc de peine, Patrick Laupin, la rumeur libre, 2019

Le bloc de peine,  Patrick Laupin,  la rumeur libre,  2019

Un long cri de chagrin de poète, donc oui, des hurlements de douleur, une mélancolie puissante, des images de désolation,  de pleurs,  de petits enfants,  d’oiseaux, d’enfances terrifiées et muettes,  le témoignage du vivant détruit par la misère et le travail.

Mais et pourtant,  aussi l’éclatante maîtrise d’un magicien de la langue, une beauté qui coule de source, qui coule de fusion, une tendresse pour le monde, les fous, les  amours et le flot de mots ininterrompus qui dit, console, célèbre et maintient en vie.

« J’aime encore le miroir des imperfections, les sons ruraux, les écluses naines, la forge bleue des chardons. Je ne sais si le ciel me touche. Si je suis vivant. Je perds courage. Je frôle en musique. Je revois l’idiot doux aux veilles chansons de remembrance, le pauvret qui rôdait sous les branches… »

« Je ne sais plus, je ne sais pas, si mon frère pense encore à moi ou s’il m’oublie seulement là-bas. Mais je nous sens si seuls et si loin maintenant. Il me manque tellement. Je revois sa tête chère immensément aplatie par le vent. Ses mains d’ouvrier terrestre dur à la tâche, sa peau couverte de cicatrices et des brûlures de carrières de chaux vive, ces cimenteries, l’aplat plein soleil de son clignement de paupières et son mal rural dans les yeux à cause des soudures et des coups d’arc. Les matins à la chaîne des usines. Le rêve maudit d’être volé dans sa chair…

« J’ai toujours dans la mémoire le malheur des pauvres gens. Misères, traites impayées, les fond de mois impossibles à passer. L’sure et la fatigue dans le mal du corps et des yeux. La dignité des reclus est gravée en effigie muette dans ma poitrine. Je revois, portes d’usines et d’aciéries, les savantes armatures et leçons des visages du soupir. Tout un océan de papier criblé de terreur et d’ennui. Je revois le cambouis de la mobylette sur le perron, vieil espace où je passe. Le gasoil qu’on n’efface pas sur la salopette bleue à l’étendage. Les aiguilles de camphré sur la commode. Assez.  Tout fait mal dans le contre-jour profond du mutisme. C’est comme si dieu m’avait confié un trésor qu’il me fallait veiller et laisser croître. »

Des orties et des hommes, Paola Pigani, Liana Levi 2019

Des orties et des hommes,   Paola Pigani

Liana Levi, 2019

 Fini de lire cette nuit de pleine lune le troisième roman de  mon amie Paola Pigani , Des orties et des hommes  et  je ressors très secouée, emballée et admirative .

C’est l’enfance de Pia qui  vit avec ses parents venus d’Italie pour « faire souche » en Charente,   dans les années 70 et ses quatre frères et sœurs, le père exploite en fermage une ferme  de vaches laitières.

C’est une enfance libre et heureuse malgré les travaux pénibles, ramasser la caillasse, le bois,  aider le père à l’étable,  la mère à faire le beurre,  la cuisine, une enfance pauvre, jamais un vêtement neuf, jamais une sortie, mais la joie du père et son espoir, l’amour de la mère pour tous  irriguent chaque instant. Le père paysan-ferrailleur qui trouve  avec ses enfants des trésors dans les décharges,  rachète quelques méchants bouts de terre que personne ne veut, fait construire une maison neuve à côté du vieux bâtiment qu’il a en fermage, lutte contre les dettes, le crédit agricole,  les conseils de son fils formaté par le lycée agricole et chante toujours en italien.

J’ai été très touchée par  la puissance de l’ écriture poétique,  une image  dans chaque phrase, pour dire et  irriguer de beauté   un monde dur, trivial justement,  l’agonie  des dernières petites exploitations dont les chefs se suicident ou craquent et s’en vont, un monde « où tout se sait et tout se tait » le voisin Aboyeur  qui terrifie son fils Christophe, l’autre  voisin,  Joël,  le bossu dont la ferme brûle, mais jamais une plainte, des personnages rayonnants de bonté,  la nonna  et ses merveilleuses mains de couturière, son renard ramené d’Italie, qu’elle porte fièrement sur l’épaule à l’église, ses chèvres joueuses,  Armande, et ses orties, les sœurs et leurs rêves, aucun personnage n’est simple,  tous ont une richesse intérieure, un rêve, l’amour des bêtes, un mystère aussi .

Le regard de l’enfant devient celui d’une adolescente des années 70, la poésie  qu’elle écrit ou recopie sur son cahier, les lettres d’un Poilu trouvées dans une maison à vider, les lectures, les rencontres au pensionnat ouvrent son univers.  La sécheresse de l’été 76, l’envie de fuir « cette terre, où l’on n’a pas de morts »  où l’on est toujours un peu étrangers comme les manouches,  comme le Portugais ou les turcs ouvriers agricoles, l’envie de parler au garçon à l’harmonica,  sont autant de signes de  la fin de l’enfance.

C’est un roman très riche, foisonnant  de  thèmes,  les rapports entre frères et sœurs, l’éveil à l’amour, à  la sensualité, l’exclusion sociale,  la solitude des  campagnes,  la honte des mains du père,  la révolte et le  syndicalisme des paysans,   l’ennui au collège, la violence du silence, mais tous ces thèmes sont traités en douceur, en souplesse,  incarnés dans des personnages  complexes, dans  de courts récits  souvent d’initiation, le premier voyage, la première rencontre avec les bourgeois, le premier petit boulot…dans des explorations  toujours plus audacieuses, de l’environnement,  du  château, de la petite ville voisine.

Les descriptions de ces bois,  cette campagne, ces rivières, ces maisons ne sont jamais ennuyeuses tant elles sont aiguisées  par le regard curieux et la soif de découvertes et de sensations de Pia.

Difficile de trouver une comparaison tant il est original, peut-être du côté de Franck Bouysse et son superbe Grossir le ciel  ou de Marie-Hélène Laffon  et ses Paysans.

 

 

 

 

Leurs enfants après eux, Nicolas Mathieu, Actes Sud

Nicolas Mathieu

Leurs enfants après eux

Actes Sud

Quatre jeunes, Anthony, son cousin, Hacine et Steph, une vallée de l’est, des hauts fourneaux éteints, un lac à l’eau sale et  un après-midi de canicule. Eté 92, Anthony et son cousin volent un canoë pour aller mater les filles nues, Anthony voit Steph et elle lui brûle les yeux, leur destin s’enclenche.

Le même jour,  dans une soirée de riches,  Hocine vient faire son caïd,  se fait virer et vole la moto du père d’Anthony.

Ensuite,  il y aura trois  autres étés,  94, 96 et 98, le dernier celui de la coupe du monde. De foot. Et nous y retrouverons ces jeunes à un moment de leur trajectoire, le cousin amoureux, Hacine en train de s’enrichir puis de se faire plumer au Maroc, Anthony, au lycée, puis au chômage puis  engagé, les destins se croisent et se recroisent, les pères ont travaillé dans les mêmes usines . C’est le roman d’une vallée qui a perdu ses usines,  ses syndicats, où ceux qui peuvent vont travailler au Luxembourg, d’une époque où le chômage monte en flèche, où les petits boulots font leur apparition, caristes dans les entrepôts, remplisseurs de machine à  boissons, serveurs,  l’époque de l’adolescence.

C’est surtout le roman d’un peuple perdu, celui des petites villes,  des pavillons à crédit, des fêtes du 14 juillet, des coupes du monde de foot,  des samedis dans les galeries commerciales et au bistrot. La France du Picon, des bières,  de Johny Halliday, des femmes et des hommes qui crament leur jeunesse à coup de joints,  d’alcool, de soirées jeux video et de courses en moto parce qu’ils savent inconsciemment que très vite,  ce sera fini.

Ils seront usés, désillusionnés, assommés comme leurs parents.  Ils rêvent tous de partir mais seuls les bourgeois avec l’argent de leurs parents  qui paiera les écoles de commerce y arriveront.

Le style est remarquable, de roman noir, il frappe, énumère les malheurs,  donne des coups de poing à la langue. Les dialogues sont au plus juste et les personnages de père, celui d’Anthony, Franck,  le costaud qui finira par se noyer dans le lac , le père d’Hacine Bouali qui s’accroche à sa dignité,  la mère  d’Anthony, qui tente de rester la belle fille qu’elle a été, tous sont remarquablement humains, dans leur tentative d’aimer leurs enfants et dans leur résignation à les voir devenir comme eux.

L’ampleur des sujets politiques, historiques, économiques, le nombre de personnages et d’histoires, la violence de certaines scènes, l’érotisme brûlant de certaines autres en font un roman social ambitieux le plus juste,  le plus beau  que j’aie lu depuis Daeninckx ou Manchette.

A son image, Jérôme Ferrari, Actes Sud 2018

Jérôme Ferrari,  A son image,  Actes Sud 2018

Du bon Ferrari, on retrouve sa  phrase longue sinueuse, précise et imagée qui vous emmène sur les routes de Corse comme sur celles des interrogations les plus philosophiques portant sur la représentation de la mort, sur  la présence de Dieu, sur la vocation religieuse…

Un roman puissant dont l’héroïne Antonia,  jeune photographe,   meurt dès les premières pages et c’est lors de la messe , que le prêtre son parrain et oncle,   tout en célébrant à contre cœur sa messe de funérailles, se remémore son enfance passionnée, son adolescence et sa jeunesse coincées au village et sa passion de photographier la vie. Pour   vivre sa vocation, elle part pour la Yougoslavie et la guerre et ne ramènera pourtant aucune photo de l’horreur.

Le récit brasse les mystères de la mort, de l’image,  de la représentation juste par la photographie, de la cruauté des hommes qui  aiment se faire prendre en photo devant des cadavres  aussi facilement que le   jour de leur mariage.

Un mélange du quotidien trivial d’une jeunesse qui s’ennuie horriblement dans les petits villages corses, qui boit et baise à l’arrière des voitures,  qui accepte des codes sociaux d’une rigidité historique et violente,  des milieux indépendantistes  très mesquins, bravaches et incapables de s’unir, qui finissent par se battre  entre eux faute d’ennemi .

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