Fête d’école

P1040006Alain est orphelin. Il n’a plus de  mère; il est arrivé dans la classe avec des yeux bleus pleins d’eau. Il vient d’un autre village. Son père est facteur et, comme tous les facteurs, il a le visage trop rouge et, le soir, il descend de son vélo en tanguant un peu. Alain a une grande sœur qui s’occupe bien de lui, il a des habits propres. Il est assurément le plus beau de l’école et comme il n’a pas de mère, il est encore plus beau de mystère. Et personne dans la classe n’a des yeux bleus, tous ces petits Jurassiens croisés avec des Italiens et des Espagnols ont des yeux qui vont du noisette pas mûre au brun et même au noir charbon mais pas d’yeux bleus.

Mais d’où il vient cet orphelin?

Parfois, Alain a ses crises, il les appelle comme ça, il a peur, il a mal à la tête, il délire. Une fois, il était couché sur l’estrade et il criait qu’il voulait rentrer chez lui. Et il appelait sa mère. L’institutrice que pourtant rien ne démontait avait un drôle d’air. Elle lui a fait boire un verre d’eau, il avait vraiment sa crise.

Après adolescents, lui et moi, on s’était embrassés toute une soirée. J’avais  été surprise et très vexée, parce qu’il n’avait jamais recommencé et n’en avait pas reparlé. Lointain, il était retourné vers un drôle d’ailleurs, les yeux bleus si clairs.

J’ai su de loin en loin qu’il s’était marié deux fois, et deux fois avec des femmes qui lui en avaient fait baver. C’était l’expression, il était mal tombé, Il n’a pas eu de chance avec les femmes!

Et je l’ai revu et avec ma sœur, on lui a dit en riant: Tu es toujours le plus beau!

Et il a dit: ça ne m’a pas porté chance!

Et après, il est venu vers nous et il a parlé, la première fois depuis cinquante ans.

Il a dit qu’il avait vécu un enfer avec ses deux femmes, qu’il avait accepté l’inacceptable, qu’elle lui avait laissé trois enfants à charge et qu’il avait fait un travail sur lui et qu’il avait enfin compris pourquoi.

Ma sœur et moi en chœur?: Alors c’était quoi? Pourquoi?

Et la conversation s’est poursuivie dans une fête au milieu de soixante-dix personnes qui riaient, buvaient, se reconnaissaient, une fête d’anciens d’école entre surprises, nostalgie, rigolade. Alain racontait toute sa vie. J’avais des crises, et surtout, je vivais dans la terreur de ces crises, j’avais surtout peur d’elles, toute ma vie j’ai vécu dans la terreur!

Mais qu’est-ce que t’as compris?

C’est parce que ma mère était morte et on m’avait rien dit. On m’avait emmené chez des voisines; personne ne m’a parlé, expliqué, je suis parti à midi à l’école et le soir, elle avait disparu et on m’a tout caché,  on m’a laissé chez des voisines et on parlait comme si je n’étais pas là, on disait: il faut pas lui dire! Et j’entendais tout! Et comme ça s’était passé pendant l’école, j’avais peur de l’école.

Et comme ma mère m’avait abandonné, toute ma vie, j’ai eu peur d’être abandonné par les femmes et j’ai tout enduré pour les garder et elles le savaient et elles partaient quand-même.

Et le bruit montait dans la salle, l’apéro avait chauffé les esprits, blanc du Jura, Crémant et Alain était toujours entre ma sœur et moi, et il parlait:

J’avais un très bon boulot, j’étais directeur de production, et quand j’ai perdu mon emploi, et que j’ai dû m’occuper seul de mes enfants, j’étais au bout du bout et j’ai cherché à comprendre. Et J’ai rencontré une femme, elle est sophrologue et elle m’a envoyé chez un collègue à elle à Genève et il m’a fait parler de mes crises. Tu te rappelles de mes crises?

J’ai dit:

Oui, j’avais oublié mais je l’ai revu sur l’estrade, allongé, pâle et terrorisé qui appelait sa mère.

Oui, tes crises, je me rappelle, c’est vrai!

Et parfois, il quittait les soir?es en plein milieu, et je lui en voulais encore de m?avoir embrass?e et puis plus rien, ni bonjour ni au revoir, rien, ?oui, ?tes crises?!

Et soudain la question me vient, je ne la retiens pas, on aurait dit qu’elle m’attendait là depuis tout ce temps.

Mais elle est morte de quoi ta mère?

Mais c’est ça le problème, c’est pour ça qu’on m’a emmené chez les voisines et qu’on m’a rien dit! Que mon père était fou de douleur, c’était un avortement, un avortement raté, elle est morte à trente-cinq ans, un après-midi, au milieu du village dans sa chambre et je l’ai appris bien plus tard, des années plus tard.

Il est né en 53, c’était donc dans les années 60 65, une femme mourait et on cachait tout  à son fils.

Et t’as encore des crises?

Beaucoup moins, des migraines seulement et je vis avec la sophrologue, elle m’aide et je l’aide aussi, on parle.

On est allés boire avec les autres, on avait quelques verres de retard, mais la petite vérité toute tremblante était sortie et les beaux yeux bleus désormais nous voyaient.