Frontaliers Pendulaires Un bien bel article de Christian Chavassieux

Le troisième livre, (paru en avril dernier, j’ai du retard) est le premier roman de Maryse Vuillermet : Frontaliers pendulaires, les ouvriers du temps. Cette chercheuse à  l’université Lumière Lyon 2, spécialiste de la représentation du travail, notamment ouvrier, dans la littérature romanesque, avait nourri notre imaginaire avec un récit qu’elle range elle-même dans la catégorie de l’autofiction : Naven, en 2010, et avec l’essai suivant, développement de Naven en quelque sorte, mêlant l’autobiographie à  la reconstitution du destin des émigrés, immigrés, migrants, qui ont fait sa genèse : Pars ! Travaille !, en 2014. Ici, Maryse Vuillermet n’a pas tenté de s’approprier les arcanes et principes romanesques, et rejoindre ainsi la cohue des romanciers du réel. Elle a inventé ses propres solutions, frisant le documentaire, mêlant dialogues plaisants ou dérangeants et scènes vivement brossées, donnant généreusement à  voir, à  entendre, à  s’inquiéter ou se réjouir. Maryse Vuillermet nous fait vivre chaque enjeu de vie de ses « ouvriers du temps « . Le livre suit plusieurs travailleurs frontaliers de la France vers la Suisse et retour, au cours d’une sorte de synthèse de toutes les journées, de tous les destins sur plusieurs saisons, à la manière dont une Julie Otsuka a pu raconter les trajectoires de ses japonaises dans Certaines n’avaient jamais vu la mer, mais sans le précieux artifice de l’accumulation des anonymats. Ici, chaque personne est nommée, approchée, comprise, chaque destin est inscrit dans son environnement économique, familial, social. Un horloger, un conducteur d’engin, une fille d’immigrés marocains, une épouse et mère de famille, etc. Bien sûr, l’universitaire est là , ses techniques d’investigations apportent tous le éléments qui feraient déjà  un essai passionnant, mais ses héros et héroïnes sont vrais, proches, on les aime et les comprend. Les « pendulaires » sont lancés quotidiennement dans une marche quasi hypnotique vers le travail de l’autre côté  du pays. Au delà  d’une frontière impalpable. Même langue, mêmes paysages, le décalage est léger et pourtant, responsabilité identique, compétence égale, horaires similaires. Les salaires sont multipliés par deux, au bas mot. Qui résisterait ? La puissance d’attraction d’une telle offre commence à  produire des effets au-delà  des trente kilomètres qui furent la règle, avant Shengen. Certains commencent à  se convaincre que, de Nantes ou de Bordeaux, venir chaque jour à  Genève, et bien,  Pourquoi pas ? L’auteure nous décrit, avec une précision de monteur de haute horlogerie, les attentes, les aspirations, les angoisses, liées à  la condition des travailleurs « pendulaires ». On apprend des milliers de choses, c’est passionnant. Les descriptions du travail vertigineux des horlogers de luxe, la façon dont l’auteur détaille leur  recherche inconcevable de la perfection,  parviennent à  nous faire toucher du doigt l’amour fétichiste que de tels objets peuvent inspirer. Je dois avouer que je comprends à présent qu’on puisse mettre 300 000 euros dans une montre. C’est un des effets imprévus de la lecture du livre de Maryse Vuillermet. Chaque métier est traité avec la même attention scientifique, combinée à  une égale affection humaine pour les êtres. Cet équilibre maitrisé fait de ce texte un récit passionnant, humain et pédagogique à  la fois. Bouleversant et riche d’enseignements. Dans les derniers chapitres, le rêve éveillé d’un des protagonistes donne à  voir la fin apocalyptique du système. Un avertissement car, nous dit Maryse Vuillermet en épilogue, « l’histoire ne s’arrête jamais ». Au fil des parcours et des portraits, une certaine Suisse est dessinée, peu aimable avec ses immigrés, menaçante même, et c’est peut-être cela qui a compromis l’accès de Frontaliers pendulaires au prix Lettre-Frontières (attribué par des jurés suisses et français). A la lecture d’un livre aussi puissant et nécessaire, on ne peut qu’enrager d’une telle absence. Si c’est le cas, le Prix Lettre-Frontières, pour lequel j’ai une tendresse toute particulière, ne s’est pas grandi à  cette occasion.

 

Christian Chavassieux dans Kronix