Le traducteur des oubliés

atelier d'écriture Flora 036

Je marche quai Jean-Jacques Rousseau, et je le vois marcher, aux aguets, le regard torve, les enfants vont-ils lui jeter des pierres, les chiens le mordre ? Non, il est à Lyon, il va monter au Pilat compléter ses herbiers, il est jeune encore, dans la ville, il va trouver des femmes gracieuses qui lui feront oublier le lit de maman, là-bas à Annecy.

Je marche à Mornant dans les Monts du Lyonnais, la grande place carrée, l’Hôtel de la Poste, le café de la place, en ferment les coins, les pierres dorées ruissellent de chaleur, seuls les enfants courent encore, les pensées du monuments aux morts ont soif, les feuilles du tilleul aussi, et, soudain, le voilà, la silhouette, la crinière noire, et l’écharpe blanche, été comme hiver, il vient boire son café, il a écrit toute la nuit, on ne le dérangera pas, il est fatigué, va dormir, Calaferte !

Mon traducteur est une encyclopédie vivante, les lieux font lever des fantômes bienheureux, l’autre jour, j’ai marché rue Saint-Benoit, à Paris. Marguerite Duras a vécu là des années. Dans cet immeuble bourgeois trop calme, où sont les nuits d’alcool et de cigarettes ? Les murs disent autre chose. Peut-être à Cabourg ou Trouville, quand elle disait à Yann Andrea de prendre la voiture et de conduire des heures sous la pluie et après, elle pleurait dans ses bras.

Mais il ne traduit pas les murs seulement pour les personnages célèbres. Il fait lever des gens plus simples, de petites vies. Et il ne sait pas que faire des vivants. J’ai rencontré ma voisine sur le parking devant le collège et la banque ; vous ne me verrez plus, je ne viendrai plus, je n’habiterai plus l’impasse. Il est mort Nanard, vous l’avez pas su. Il y a quinze jours, alors j’ai rendu l’appartement, je ne peux pas le garder il est trop cher, je retourne dans mon HLM à Oullins, mais le pire c’est que j’ai dû payer l’enterrement, avec les sous de Pedro et, comme on n’était pas mariés, l’assurance veut pas me rembourser. Et la famille, elle s’en fout. J’ai tout pris sur Pedro, c’est son petit fils handicapé, il a une pension d’invalidité, elle la touche car c’est elle qui l’a élevé depuis toujours, j’au tout pris sur Pedro, cette expression bizarre, et lui comment il va ? Il veut plus aller à l’école, ça l’a trop secoué.

Pedro, le petit garçon un peu débile que j’ai vu grandir, il n’arrivait pas à apprendre à lire mais il connaissait tous les noms des gens la maison, même de ceux qu’il n’avait vu qu’une fois, il ne se trompait jamais.

Où il va les mettre le traducteur ? Pedro et sa grand-mère réfugiée argentine et son homme mort, il avait le cerveau plein d’eau.

Et l’enterrement payé avec l’argent de Pedro, l’argent de sa pension? Où il va les mettre le traducteur mes pauvres voisins ? Comment il va faire pour que la maison du fond de l’impasse ne transpire pas la grand-mère, son ami mort et le petit fils débile ? Comment il va faire pour recouvrir tout ça de la poussière de l’oubli, pour les faire rentrer dans les murs ?

C’est impossible, trouve-leur une place dans mes écrits à côté de Calaferte et de Rousseau, trouve-leur une place dans une pierre, dans un chemin.

Mouline traducteur, agrège, déplace, connecte dans la grande fresque des oubliés, enlève les célèbres, mets des sièges pour ceux qui n’y arrivent pas, laisse les se promener encore dans les chemins de ma mémoire, un instant rencontrés, une petite discussion accrochée à la lumière d’un matin d’hiver.