Rue des Arrivoirs
Ces grands navires-usines échoués au bord de la rivière, arrêtés, délabrés, désossés,
Pieds dans l’eau, avalant dans leurs entrailles un bout de la rivière, la recrachant plus bas, pour rien désormais, eau inutile et furieuse, grise,
La rivière ne fait plus tourner de roues immenses,
C’est la vie qui est là, abandonnée,
Où sont les sorties triomphantes du vendredi soir, où les flots d’ouvriers qui coulaient par la rue des Arrivoirs et remontaient vers la rue du Pré déposer dans les bars brillants et chauds la fatigue et les petites humiliations,
Dans les cris, les rigolades, les blagues, les fions envoyés sifflants par-dessus les têtes?
Où sont les camions qui amenaient la matière ou les racines de bruyère?
Qu’est-ce qu’il faudra inventer pour qu’elles vivent encore?
Que leurs immenses fenêtres illuminent encore en trois fois huit?
Pourquoi ces vitres cassée,? ces portes barrées de croix noires comme
Si elles étaient? pestiférés?
Pourquoi ces lettres fières, société coopérative Adamas, Société Verguet- frères, usines à Paris, usines à Londres, grandes lettres calligraphiées qui tenaient toute la façade et devaient se lire, se lisaient jusque sur l’autre versant de la vallée, jusqu’en haut sur la place des commerces, pourquoi s’effacent-elles sur des murs sales? Les entrailles de la ville malade pourrissent au fond de la vallée et notre impuissance est affreuse.
La seule chose que je peux faire pour ma ville vidée, humiliée, c’est de la raconter encore et encore, sa vie folle, ses nuits du samedi, les rêves de ses ivrognes plus lumineux et plus incandescents que les écrits des poètes, les diamants disparus des mains des ouvriers et retrouvés dans les yeux des femmes, les patrons pipiers jouant élégamment au tennis le dimanche matin pendant que les ouvriers cuvent, les deux rivières se jetant éternellement l’une contre l’autre, les jeunes quittant la ville par le grand pont et revenant aux enterrements, honteux et contents quand même d’être là, Henri pas encore revenu et moi comme mon grand-père? venant pour l’estive, marchant le long de la rivière, me souvenant, venant et repartant pour un an.