Dernier travail, Thierry Beinstingel, Fayard, 2022
Dernier travail, comme dernière semaine de la vie d’un salarié, cadre dans une multinationale, entre nostalgie, sentiment d’un certain devoir accompli, peur du vide, souvenirs innombrables de rencontres, réunions, déplacements, entretiens individuels de réorientation, toute la vie d’un responsable de mobilité adjoint d’une DRH dynamique.
Dernier travail aussi comme travail de mémoire, Vincent, le personnage principal est amené à se souvenir du premier suicide de l’entreprise au moment où le procès très médiatique de l’entreprise se déroule. En effet, un camarade lui demande d’aider une jeune femme à se faire embaucher, il se trouve que cette jeune femme est la fille du premier suicidé de l’entreprise, elle avait neuf ans à l’époque, son père s’est donné la mort un vendredi soir dans le placard où on l’avait relégué, c’était la méthode utilisée par l’entreprise pour se débarrasser d’un tiers des employés, les dégouter, leur faire faire un travail différent du leur, par exemple un technicien réseau devenait employé d’un centre d’appel et s’est suicidé en s’étranglant avec un câble, une façon de dire. Alors il se demande si ce premier suicide était un avertissement que personne n’avait voulu entendre, le début de la longue liste si célèbre de France Télécom jamais nommée mais que tout le monde reconnaît. Et il s’interroge sur l’aveuglement et l’acceptation de tous.
Dernier travail comme travail de réconciliation avec la famille de ce premier suicidé, les rencontrer, aider la jeune femme, sa fille, à trouver son premier emploi, rencontrer sa mère et surtout, son frère qui, le jour du suicide, était devenu fou de rage et avait tiré sur les bureaux, il avait alors été rétrogradé lui aussi comme garde forestier et relégué dans une maison au milieu de la forêt. Réconciliation avec lui-même aussi, avec son aveuglement, la volonté de tourner la page de tous à laquelle il s’est peut-être un peu vite et un peu naïvement plié.
Dernier travail pour lui, le cadre un peu trop zélé mais aussi pour le frère du suicidé, se calmer, accepter, s’ouvrir à nouveau à la beauté de la forêt, observer la majesté des derniers grands prédateurs, les loups. Seul bémol, la métaphore qui court dans tout le texte « l’homme est un loup pour l’homme » devient parfois un peu encombrante.
On reconnaît chez l’auteur son attention à l’humain pris dans l’engrenage des principes de management, de politique entrepreneuriale, on reconnaît aussi son attention à décrire le vocabulaire, les mensonges de la novlangue, les situations, les méthodes des grandes entreprises, comme il l’avait fait dans Ils désertent ou CV mode d’emploi.
Le ton n’est jamais vraiment accusateur, il s’agit d’une description et d’une analyse, non d’un réquisitoire. Et la fin est un peu surprenante. Vidant son bureau, Vincent se pose la question : « aura-t-il vraiment existé dans ce bureau ? » Constat à la fois terrible, on perd sa vie à la gagner, mais aussi libérateur, le travail n’est peut-être qu’un moment de nos vies.