« La maladresse qui consiste à écrire, ( expression utilisée par Marcel Proust dans Albertine disparue et que Patric Laupin dans sa clairvoyance a épinglé devant nos rétines , sur nos feuilles blanches ) l’acte qui peut ouvrir en nous de nouvelles perspectives d’espérance » , est un acte qui diffère la rencontre, qui maintient dans le flou, l’avant, l’attente, l’irréalisable, le brouillon jamais mis au propre.
La maladresse qui tient à distance le trop réel, l’achevé, qui éloigne le réalisé, le fini.
Qui tient l’enfant à bout de bras, l’enfant non grandi, l’adulte inapproprié, le travailleur non-conforme.
L’acte d’écrire diffère aussi l’installation, la dur de la construction, maintient dans le mouvement vers, l’en aller, l’errance brumeuse, fait écouter à la cloison très mince qui laisse passer les sons profonds.
L’acte d’écrire est affaire d’immaturité, de raté de la vie, de recommencé, de recherché, d’inavancé.
Chez l’écrivain, la maladresse est chronique, l’empreinte n’est jamais gravée dans le marbre, mais toujours sur un mince papier, une feuille volante, un manuscrit impublié.
La maladresse qui consiste à écrire est pourtant nourricière. A qui s’adresserait le poète qui fonce vers ses buts, le poète qui dit toujours le même dans des milliers de pages, le poète avance à reculons, avance en tournant, en creusant, en descendant, jamais en ligne droite? Le mineur creuse sa galerie, a dit Patrick, l’écrivain creuse et boise ses tunnels, de tant d’épaisseurs, que bientôt sa galerie devient couloir de bibliothèques, galeries d’incunables, sa galerie est obstruée, ses parois se rapprochent mais il y est à son aise, enfoui dans le gramme de la feuille, dans son grain, dans l’épaisseur de son écriture.
L’écrivain creuse ses gouffres intérieurs, ses hésitations, scrute ses tremblements, est habile à saisir le moindre frisottis de la surface, la plus minuscule onde propagée de très loin. Le choc est infime à la surface, mais en dessous, le lac déjà plein de ténèbres est secoué d’énormes vagues, tout se répercute, tout s’amplifie, écrivain sismographe, enregistreur de l’infra temps.
La maladresse d’écrire est inguérissable, on dit à l’acteur d’adresser son texte, de le donner à quelqu’un, au public, l’écrivain lui n’adresse pas son texte, il fait le mouvement inverse, il se tient dans l’entre-deux, il ajoute à l’épaisseur du temps, il comble les espaces, il crée des attentes, des atermoiements, des retours en arrière,.
Tournez- vous vers l’avenir, soyez efficaces, précis et vous irez loin, dit la doxa d’aujourd’ hui !
Mais qui se tourne vers le passé, vers le dedans, vers l’inapproprié, non seulement, ne gère pas le temps, mais le dilate à l’infini, le diffracte, le rend élastique et feuilleté, le plie, le replie et chaque pli en appelle un autre, sans fin, va encore plus loin !
Certains jours la maladresse qui consiste à écrire est très fatigante, elle suppose d’accepter l’attente, le manqué, le lâcher-prise, le non-tenu, le mouvant et l’incertain, Qu’il serait bon de poser le pied sur un sol dur et les yeux sur des choses reconnues, qu’il serait plus simple et réconfortant de refermer la porte, d’y placer une grosse serrure, une barre à deux points, d’y pousser même un canapé ou une armoire, pour mieux la bloquer, et se tourner paisiblement vers l’écran de télévision, vers les visages familiers et la soirée qui commence.