J’habite non loin de Vernaison, je m’y promène, sur les berges du Rhône, je suis les sentiers des berges, je marche dans la rue du Port Perret, où Clavel a habité en 45, je cherche vainement une rue à son nom, il n’y en a pas, je trouve enfin un panneau, Rond-point Bernard Clavel, c’est un panneau jaune de chemin de randonnée, pour marcheur. Je pense que ça lui plairait, lui qui a arpenté tant de lieux, de son grand pas de montagnard. Il y est venu au tout début de son mariage avec sa jeune femme Andrée, Il avait eu le coup de foudre pour ce fleuve à la Guillotière, à Lyon, quand il allait chez sa tante et, plus tard, quand il était pâtissier au Prince d’Orange. A l’époque, le Rhône était encore fougueux, libre, un fleuve de montagne, de fonte de neiges et les mariniers, les pécheurs en vivaient, les jouteurs, les nageurs s’y affrontaient, tout un univers de l’eau qui l’avait séduit. A Vernaison, il allait le voir tous les jours, il le peignait, il fréquentait ces hommes du fleuve, les bars de mariniers, les guinguettes, il faisait partie d’un groupe de sauveteurs, il naviguait avec eux, il en était fou, fou d’amour. Il a toujours eu des passions dévorantes, la peinture, le Jura, la guerre, le fleuve, plus tard, le grand Nord, c’est comme ça qu’il fonctionne, par grandes brassées de passion, par vagues d’amour.
Il a été à Vernaison, un jeune mari, puis un jeune père
de trois enfants qui lui viennent coup sur coup, pas de contraception à l’époque, ça peut paraître bizarre, aujourd’hui, mais à l’époque, les enfants venaient et on les accueillait. Mais que de travail et de peine pour nourrir une famille et rester un artiste. Il trouvait le moyen d’acheter des toiles mais il n’en vendait aucune, alors, encore et toujours, il avait plusieurs métiers alimentaires, employé aux écritures à la Sécurité Sociale puis rédacteur juridique à Lyon et, en même temps, il cultivait un très grand jardin. C’est une période de sa vie qu’il a racontée dans L’ouvrier
de la nuit, une période sombre, il peignait le fleuve mais son sujet le dépassait, le terrifiait, il ne le dominait pas. Il n’y arrivait pas.
C’est là qu’il a eu l’idée d’essayer de l’écrire, qu’il a eu l’idée d’un roman, dont le fleuve serait le personnage. Il a noirci des centaines de pages, travaillé des nuits entières, détruit et jeté, il ne prenait jamais de vacances, il faisait ses gammes, ces pages deviendront, mais plus tard, son roman Vorgine, appelé Pirates du Rhône et puis L’ouvrier de la nuit.
Il a travaillé dans une très grande solitude de 45 à 54. ll avait envoyé son manuscrit à Juliard
qui l’ a d’abord refusé mais qui lui a dit, je le
publierai si vous en écrivez un autre. Il voulait voir s’il avait du coffre. C’est ainsi qu’il a écrit L’ouvrier de la nuit pour raconter ça et qu’il le lui a pris en 56.
Ce livre avait pour sous-titre ou le malheur d’être écrivain.
Puis, il est devenu relieur et,
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enfin, en 58, journaliste au journal Le Progrès,
mais ne croyez pas qu’il était un grand reporter ou une belle plume, il était seulement correcteur, c’est-à-dire qu’il corrigeait les articles des correspondants, il travaillait de nuit de 20h à 4 h, il dormait quelques heures, et le jour, il écrivait.
A cette époque-là, il écrivait comme un forcené, une pièce radiophonique de 20 minutes par an, un roman et une adaptation radiophonique chaque année, il travaillait dix heures par jour,
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jusqu’en 64, et il était mort de fatigue. Un jour, Jean Reverzy, son ami écrivain et médecin, le célèbre auteur de Passages qui le soignait, fut effrayé de son état, et il l’a envoyé consulter un psychiatre, le psychiatre a averti son éditeur qui a décidé de lui assurer une mensualité. A partir de 64, il a vécu de sa plume et jusqu’à sa
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mort.
Il a raconté comment il était passé près du gouffre, combien de fois, quittant les bureaux du Progrès en rentrant à quatre heures du matin, passant
sur le pont de la Guillotière, pour aller se coucher alors qu’il aurait voulu écrire, il se demandait si ça en valait le coup, s’il ne valait pas mieux tout arrêter, et se jeter dans l’eau grise, mais il restait toujours au fond de lui, venue des siens, l’inextinguible force des humbles. Et il rentrait à Vernaison par le train, il descendait à la petite gare le long
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du Rhône et il marchait jusqu’à sa maison de Port Perret puis de la Croix Meunier.
Et moi, quand je passe le Pont de la Guillotière, j’ai une pensée pour ce revenant, je le vois marcher dans la bise, regarder les tourbillons autour des piles du
Pont, et se diriger, épuisé vers Perrache et vers son destin d’écrivain.
Maryse Vuillermet