Les séparés
Au fond des bistrots, à la dernière heure d’un bal de village, on rencontre des êtres, souvent des hommes, parfois des femmes, qui sont des boute en train, des habitués, des piliers de bar, comme on dit, ceux qui en ratent jamais une soirée, qui rentrent les derniers chez eux, qui vont encore en héberger d’autres, les jamais seuls, les copains de, les amis de toujours, les fidèles de la bande. Ils racontent , font les clowns, offrent la dernière, sont connus de toute la ville ; de tout le village, c’est toujours à eux qu’on pense quand on veut un bénévole pour telle ou telle action, telle association, à eux qu’on demande pour servir à la buvette, amener les jeunes au match.. Toujours rieurs, toujours au milieu de la place…
Et pourtant ces hommes-là sont les plus tristes et les plus vulnérables de la terre, au fond de leurs yeux à quelques intonations, à la façon de tenir le bras, de le retenir, surtout de le retenir, qu’il ne rentre pas chez lui, qu’il en le laisse pas !
J’ai assisté bien souvent à ces désespérants au revoir, celui qui retient la naufragé, encore un allez, un petit dernier, celui qui voudrait partir, l’oublier ; le rayer, s’en débarrasser.
Et celui qui a peur soudain que l’angoisse rend pisseux, collant, c’est justement le rigolo de la soirée le boute en train, il ne rigole plus, sa voix se fait pressante, humble suppliante, tu vas partir, pas encore ! Allez viens, on va voir si c’est encore ouvert chez Nino ! Non ! Tu veux pas ? Alors on va chez moi, j’en ai mis une au frais ! Non ? C’est trop tôt ! T’es mon ami, on est amis hein ! Dis-moi qu’on est amis ! Qu’est-ce qu’on pourrait faire ? On va au chalet du lac ? J’ai des copains qui m’attendent là-bas ! Non, ne pars pas !
Dans la nuit, la voix du dernier, du séparé, si déiffrente de celle qu’il a eue toute la soirée ! Où est-elle passée sa faconde, sa joie de vivre ? Comment ça s’est écroulé à l’intérieur, ces histoires drôles, ces vannes, ces plaisanteries ne laissent place qu’à cette simple plainte !
Où était le triste naufragé qui apparait à la dernière heure ? Où s’éteinte-il caché avant ? Dans quels emplis de l’âme du cerveau, attendait-il son heure pour crier sa solitude ?
L’ami est parti, le patron fait le tour de la salle pour éteindre les lampes, le boute entrain est ployé sur son verre, il faudra qu’on le pousse dans la nuit.
Demain soir à la première heure, il sera là rasé de frais, drôle, avenant, disponible rigolard,
Robert ? Heureusement qu’il est là pour mettre de l’ambiance !