Le fil à plomb

fil_a_plomb_1_cOn a tous des sources artésiennes, des fils à plomb, un endroit où la fréquence se refait. Un fil à plomb, c’est ce qui tient droit, ce qui fera le mur droit sans menaces d’écroulement.

La parole secourable,  c’est celle de mon père, non pas ses vieux proverbes qu’il ressortait tout usés comme des vieilles pantoufles qui sentent un peu les pieds, après l’hiver vient toujours le printemps, les chiens ne font pas des chats, il faut pas avoir froid aux yeux, ce n’est pas ses paroles, c’est ce qu’il y avait dessous, ses paroles comme pare-feu, comme paravent contre l’émotion, contre la peine et le chagrin, comme message d’alerte.

Bourru et bougon sous la casquette, il voyait exactement ce qu’il fallait voir et on avait confiance dans sa vista, son coup d’œil.

Un jour, une amie lui a montré un bonzaï. Fière, elle expliquait comme il était vieux et cher et venait de loin, et nécessitait des soins constants. Il a juste dit, vingt dieux, comme il a souffert, c’est pas possible de faire souffrir un arbre comme ça ! Ce n’était pas la phrase, c’était ce qu’il avait vu, les tailles, le sécateur qui atrophiait progressivement la pousse, les liens qui entrent dans la chair, l’arbre qui se rabougrit, se recroqueville, se déploie,   malade, un peu comme un nain, un gnome effrayant. Les snobs japonisants et esthètes  ne pensent pas à tout ça.

Il disait aussi un homme qui se suicide, c’est qu’il est malade, si on avait su le soigner, il se serait pas suicidé.  Y a pas plus grande souffrance que la dépression nerveuse, ce n’était pas la phrase qui était secourable,  c’est que toujours il allait droit au  centre, un enfant triste, une plante qui a soif, un chien malade à abattre d’un coup de fusil de chasse, il y allait, il tirait droit à l’œil, à l’os. Mon fil à plomb, c’est ça,  la direction, le regard, l’attention à ce qui a mal, à ce qui menace. Si j’ai faim, je suis capable de manger de la vache enragée, les chiens ne font pas des chats, regarder dans le blanc des yeux, tous les hommes sont égaux.

Oui papa, parle, tes paroles d’évidence, tes refrains, je les connais,  ces litanies consolatrices, je  ne les entends  plus ou comme une vielle berceuse, aux paroles enfantines, mais ce que tu nous as appris, c’est à regarder, à déceler la pierre qui se détache, et qui va faire tomber le murger, la fissure dans la poutre,  la terre qui se fendille, le sourire qui se force, la main qui tremble, l’angoisse qui affleure, qui hurle en silence derrière le rire et qui tue brutalement.

Le bonzaï meurt très lentement,  le mur tombe d’un coup, le suicidé saute le pont,  toi tu sentais ces choses-là, tu les voyais même si tu ne savais pas les dire, ou s’il fallait  les comprendre sous les vieilles paroles.