La douleur d’écrire et écrire quand-même.
Partout, elle se niche, elle se tapit, elle guette la baisse de confiance, la fatigue, l’à quoi bon.
Dans le matériel, pas le bon stylo, jamais le bon stylo, le beau stylo à plume or. Le cahier non plus ne va jamais, trop neuf, trop petit, il atrophie l’inspiration, trop gros, il la paralyse, les feuilles libres se perdent, le cahier déjà commencé est sali et défloré. L’ordinateur est trop plein. Le dossier « romans »dans « vuillermet-doc » déborde de fichiers intitulés début de…incipit… prologue de… page 1…
L’objet ne va pas non plus. Des extraits, des fragments, miettes, c’est tendance, mais des fragments poisseux d’efforts, imprégnés de la consigne d’atelier d’écriture mal dissimulée, trop visible.
Un journal, éternel journal commencé il y a 35 ans, jamais lu par personne, écriture illisible, dispersé en cahiers à spirales, cahier classeurs poussiéreux, que je traite par-dessus la jambe, des petits faits que je suis la seule à pouvoir comprendre, interpréter, relier. Ecriture de plus en plus elliptique, nerveuse, insatisfaite et de plus en plus irrégulière.
Ecrire l’impossible roman, toujours ce rêve impérissable, le roman assoiffé de reconnaissance, le roman qui devait être de jeunesse, devenu plus tard ce qui devait être le roman de la maturité, bientôt roman de la vieillesse, peut-être roman d’outre-tombe. L’impossible publication, toujours retardée, tentée, objet de discussions, de jalousies.
Et le destinataire. Pour qui? A qui? Qui est mon lecteur? Mes amis d’écriture, les initiés, mes deux ou trois inconditionnels dont mes deux sœurs qui aiment tout ce que j’écris, et au-delà qui? Question évitée toujours.
La raison, Le pourquoi douloureux. J’aurais eu une vie si paisible sans cette bizarre passion, cette manie incurable, cette particularité à peine avouable dans certains cercles, cette irritation, cette maladie de peau et de main, cette obsession inoffensive; je ne sais même pas la qualifier, habitude, énervement, direction de vie, travers, orgueil, et le pire des qualificatifs, hobby.
Et la peur?
Peur d’aller au bout, toujours rester au bord, s’accrocher à la sécurité du quotidien normé, ne pas prendre le risque de tout perdre pour ça. L’écrivain maudit, il existe. A Lyon, partout, il est seul, sa femme l’a quitté, il erre de résidence d’écriture en salon rémunéré, il ne parle que d’écriture. Je l’ai vu errer au Salon de Bron, dans des manifestations littéraires qui se battent pour les subventions. Celui-là, il fait peur, c’est notre ombre à tous, notre double infernal. Celui-là, il est penché sur mon épaule et me dit: Va plus loin, creuse, va dans le noir, dans le fond, ton écriture est trop facile, trop jolie, ta vie est trop sage, trop heureuse. Sois maudite et ton écriture sera belle.
Qu’est-ce qu’il faut perdre pour écrire? Quel est le prix à payer? Je ne veux pas le savoir! Et c’est peut-être là qu’est le nœud.
En attendant, j’enregistre dans dossiers « romans », nom du fichier, la douleur d’écrire et écrire quand-même, page 1 sur 1, 527 mots.
Date 28 septembre 2008