En vases communicants avec Gilles Bertin

J’ai invit? Gilles Bertin ? un vase communicant en juillet. Nous avons choisi en commun une photo. Elle ?s’intitule

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J’ai invit? Gilles Bertin ? un vase communicant en juillet. Nous avons choisi en commun une photo. Elle ?s’intitule

Antho et Momo, Friche industrielle de Vaulx-en-Velin ? Mathieu Neuville

… Mon ?texte s’intitule chez Gilles Wart et le ?voici le sien.

Le Choix de Witold

Witold Heleniak grenouille dans la finance japonaise. Il est arriv? voici une heure par le vol direct Tokyo Varsovie. Un h?licopt?re l’attendait sur le tarmac, il l’a amen? ici, ? cent vingt kilom?tres au sud, dans la friche industrielle Kozlowski de ??d?. Des dizaines de grandes halles aux murs de briques coiff?es de charpentes m?talliques, aux dalles de b?ton jonch?es de d?bris de vitres tomb?es des verri?res, de ballots de tissus ?visc?r?s, de palettes bris?es. Depuis la chute du rideau de fer tout a chang?, en pire, en mieux, en autre chose. Witold avait une dizaine d’ann?es, comme moi, il ne se souvient de rien de pr?cis, seulement d’un d?sastre magnifique, d’un espoir terrifiant, la travers?e d’un cerceau enflamm?, la pulsation pr?cipit?e du temps, tout cela m?l? en un magma bruyant, ?clatant… personne ne nous expliquait rien, la libert? ne s’explique pas, on est jet? dedans sans bou?e et on se d?brouille ou on coule, ses parents avaient assez surnag? pour lui assurer de bonnes ?tudes ? l’universit? de ??d?, en math?matiques. Witold est brillant, une fondation am?ricaine lui a pay? une bourse, il s’est sp?cialis? en mod?lisation financi?re. La Bank of Japan ?? la BoJ par les japonais et les financiers de toute la plan?te ? lui a propos? un job avant m?me l’obtention de son dipl?me, il nous a quitt?es toutes deux, moi et ??d?. Il n’?tait jamais revenu depuis.

L’h?licopt?re le d?pose devant l’un des b?timents que rien ne distingue des autres, hormis cette fresque en fa?ade repr?sentant une Lolita de BD dot?e d’immenses yeux verts et, en haut de son pignon, une mosa?que compos?e de carreaux de fa?ence bleu nuit?:

ATELIER K

TEATR LOGOS

L’h?licopt?re red?colle, couchant de ses pales les touffes d’herbes folles? entre les fissures des dalles. Witold p?n?tre dans l’Atelier K. Il ressort presqu’aussit?t, portant des chaises et, accroch?e ? son coude,?notre table, cette petite table basse au pourtour d?cor? d’arabesques en fer forg? o? nous buvions des ?ywiec apr?s les r?p?titions. Il s’installe. Allume une cigarette. Une autre. Plusieurs. Une ribambelle.

Witold attend.

Il m’attend, moi.

Il a fini son paquet, il le froisse, le jette par terre (? Tokyo, il ne fait pas ?a?!), fouille dans sa veste, sort un paquet neuf, le consid?re, rassur? d’avoir assez de munitions pour attendre.

Il m’a aim?e d?sesp?r?ment, intens?ment, fabuleusement, il m’aime toujours. Pour quelle autre raison serait-il ici??

Il change de position sur sa chaise, mais ?vite de regarder la fresque.?Sa fresque. Mon portrait qu’il a peint lui-m?me. Il est ? c?t? depuis qu’il est arriv? mais se comporte comme si elle n’existait pas. Comme s’il avait peur de moi.

Une fauvette zinzinule. Il la cherche . ?Se l?ve avec des gestes prudents, s’avance vers le bosquet d’acacias au coin de l’atelier. Elle d?roule les cr?celles de ses strophes courtes en crescendos de gazouillis. C’est une oiselle aux tons gris olive et blanc cass?, toute petite chose bouleversante, ardente, fervente, tout le chant du monde.

La fauvette, il ne la verra pas, pas plus qu’il ne me verra. Toutes deux, nous n’existons que dans ses souvenirs, nulle part ailleurs, plus pr?sentes que si nous ?tions l?, devant lui, en chair et en os.

1992, une soir?e de juin. Witold porte une salopette de cheminot trop grande. Elle a appartenu ? son p?re. Un parfum de miel embaume l’air. Les jeunes acacias ont pouss? dans la zone industrielle d?sert?e. Le Teatr Logos s’est s’install? dans l’atelier K voici quelques mois. Nous sommes assis devant cette m?me table, elle est couverte d’un pique-nique que nous ne mangeons pas. Depuis des semaines, chaque soir, il me rejoint ici ? la fin de mes r?p?titions et nous parlons longuement, bien apr?s la tomb?e de la nuit.

Le m?me chagrin qu’alors l’emplit, je le devine. Un voile qui s’?tire du Japon jusqu’ici, dans le vieux c?ur de la Pologne. Une gaze de sensations et d’?motions qui remontent, ??a mood?? comme disent les am?ricains, la madeleine de l’?crivain Marcel Proust. Il se mord l’int?rieur des joues. Il croquait ma bouche, poussait sa langue en moi, nos salives se m?laient dans le m?me fluide chaud et liquide qui coulait de nos l?vres dans nos gorges et nos nuques. Nos bras tremblaient de fatigue nerveuse, nous avions froid alors que juin de cette ann?e-l? ?tait br?lant. Cette humidit?, ce tremblement, il les a encore en lui aujourd’hui. La douleur ?tait ? vif. Nous avions commenc? ? nous aimer mais, aussit?t?!, cela s’arr?tait. ? cause de lui?! Il voulait tout. Partir au Japon et que je parte avec lui, loin de ??d?, de l’Atelier K et du Teatr Logos o? je d?butais, il voulait que nous nous mettions dans la m?me valise, et que nous nous transportions l?-bas avec notre amour. S’il avait pu ajouter ??d?? dans la valise, il l’aurait fait. Nous arrachions le papier peint de nos murs. Des lambeaux, des aigrettes restaient par ci, des pans entiers par l?, le sol ?tait couvert de billets d’amour ? l’encre d?lav?e par nos pleurs. Dessous, derri?re, il y avait ??d?, nos familles, nos amis, les usines vides?; il y avait la place vacante pour de nouveaux mondes, l’avenir, la BoJ, le Teatr Logos. Nous devions nous s?parer, la d?cision avait ?t? prise bien avant ces soirs d’?t?, lorsque j’?tais venue ici pour la premi?re fois, friche industrielle Kozlowski, atelier K, pousser la porte du Teatr Logos, lorsque Witold avait eu au t?l?phone un chasseur de t?te de?la BoJ. Mais Witold ne devinait pas qu’il avait choisi bien avant nos disputes. Il savait les ?quations, les th?ories, les mod?les. Il ne savait pas le choix. Il ne savait pas partir. Quitter ??d?. Me quitter.

Ce soir, vingt ans plus tard exactement, la troupe du Teatr Logos ne viendra pas r?p?ter ? l’Atelier K. Witold peut attendre, il n’y aura plus de motos qui remonteront l’all?e, passeront entre les b?timents abandonn?s, s’arr?teront devant, des casque ?t?s lib?rant des chevelures de gar?ons et de filles de notre ?ge. L’Atelier K est vide, le Teatr Logos s’est install? dans un b?timent de pierre au centre ville.

Witold n’a pas r?ussi ? voir la fauvette, il retourne s’asseoir. Sort un carnet de sa veste. Un crayon. Ainsi donc, il dessine toujours?!… Je souris en moi-m?me, rassur?e, presqu’attendrie, tout ne serait pas perdu, il n’est pas enti?rement acquis au monde de la finance, quelque chose d’avant est rest? en lui. Il tourne la t?te vers la fresque, me regarde…

Ses yeux fixent les miens…

Enfin?!

Sa main descend vers son carnet, trace un premier trait… un autre… Ses yeux dans mes yeux, il me dessine. Ses gestes sont le chant de la fauvette.

Antho-et-Momo

Antho et Momo, Friche industrielle de Vaulx-en-Velin ? Mathieu Neuville

Tristesse. Witold n’aurait pas d? revenir. Je suis une illusion, une fresque, un remords, un soir d’?t?, je suis ??d?, la fin de l’enfance, un tricot d’odeurs de cheveux, la neige des hivers, les grincements des tramway avenue Ko?ciuszki, les r?pliques des r?p?titions r?sonnant dans l’Atelier K, je suis la premi?re fois, la seule qui jamais ne renaisse, quelque chose de tellement plus complexe et tenace que les syst?mes financiers auxquels Witold consacre sa vie depuis des ann?es.

La nuit tombe. Deux phares grossissent dans l’all?e entre les b?timents de la friche. Un instant, il peut se donner l’illusion qu’il s’agit d’amis qui viennent nous rejoindre. Nous boirons des bi?res et nous fumerons, tout ? l’heure nous repartirons dans ??d?, au Krag, ? la Sesja Tawerna ou au Piwiarnia Warka.

Le pinceau des phares d?crit un arc de cercle, l’?claire au passage, puis la fresque. Il se l?ve, marche vers le taxi, s’installe ? l’arri?re. La voiture repart.

Il restait une derni?re chance ? Witold. Ne pas remettre dans sa poche son carnet de croquis. Le laisser sur cette petite table basse qu’il est all?e chercher dans l’Atelier K. Il aurait pu me laisser l?, derri?re lui, d?finitivement.

Demain ? l’aube, les artificiers trufferont les b?timents de la friche d’explosifs. Les bulldozers suivront, poussant le pass? de leur lame brillante. Une zone commerciale sera construite. Ou autre chose de nouveau.

Witold esp?rait-il que je sois l?, moi aussi, en p?lerinage avant que l’atelier K et notre fresque soient d?truits?? Esp?rait-il des pleurs et des baisers froids?? A-t-il esp?r? quelque chose?? Au loin les feux arri?res du taxi s’effacent alors que, du c?t? des acacias, la fauvette reprend ses trilles.

Gilles BERTIN

Photo?: Mathieu Neuville, avec son autorisation

La galerie de Mathieu sur Flickr?:?www.flickr.com/photos/labodeguita/with/5582151483

la liste des autres blogs participants ? ces Vases communicants de juillet.
http://rendezvousdesvases.blogspot.fr/2012/06/liste-juillet-2012.html

Les autres Vases communicants sont :

Textes?:?http://www.lignesdevie.com/2012/05/a