Jean Rouaud
Le monde à peu près, Editions de minuit 1996 p 209
« Une tragédie d’enfance, comme il arrive parfois qu’on tente d’enfouir au plus profond de soi, de remiser en force au rayon des affaires classées, futiles, sans conséquence, et qui ressurgit, blessante, lancinante faussant tout, désespérant tout, oublieuse de rien, drame surnaturel dont l’esprit et le corps ont conservé l’empreinte immatérielle plus sûrement qu’un trou dans la chair. Car il ne subsiste apparemment rein, ni plaies, ni bosses, rien qui empêche de vivre, et pourtant quelque chose est là en travers, qui, depuis, s’ingénie à tout gâcher.
Et vous qui recueillez ces morceaux de mémoire brisée, coupante comme du verre, vous ne pouvez que demeurer à l’écoute, immobile et silencieux, démuni, privé du secours d’une parole consolante ou d’un geste de compassion, toutes choses déplacées, tenu à n’être que ce bureau d’enregistrement du malheur, ce greffier des pleurs, tout ouïe qui regarde la souffrance et se résigne à n’en pas prendre sa part. »