Pas d’équerre, Judith Wiart, Editions Louise Bottu, 2023

« Pas d’équerre », une expression de maçon comme titre pour  un livre inclassable, carnet de bord, témoignage, poèmes, déclaration d’amour aux élèves, collages de circulaires et  d’extraits de manuel, extraits d’atelier d’écriture, scénettes enlevées,  drôles, tranches de vie,  constat d’échec dans un LEP,  avec des élèves en CAP de maçonnerie qui n’ont pas choisi, qui sont là, par hasard, qui attendent… fatigués si fatigués « leur fatigue me mine, leur corps avachis sur la table qui n’est plus une table de travail. »   Des élèves dans « des salles aux radiateurs béants, aux trous dans le plafond »

 Manque de profs, manque de moyens pour rénover mais de l’argent pour installer les portiques de sécurité et distiller la peur.

 Au milieu de ce désastre, l’enseignante tient la barre parce qu’elle s’intéresse à ses élèves, à chacun d’eux, elle aime les faire écrire, faire jaillir leurs mots, comme des talismans contre le malheur.

Et elle aime écrire sur eux, grâce à eux, sur leur monde « pas d’équerre », mais riche d’humanité. 

Dernier travail, Thierry Beinstingel, Fayard 2022

Dernier travail, Thierry Beinstingel, Fayard, 2022

 

 Dernier travail, comme dernière semaine de la vie d’un salarié, cadre dans une multinationale, entre nostalgie, sentiment d’un certain devoir accompli, peur du vide, souvenirs innombrables de rencontres, réunions, déplacements, entretiens individuels de réorientation, toute la vie d’un responsable de mobilité adjoint d’une DRH dynamique.

 

Dernier travail aussi comme travail de mémoire, Vincent, le personnage principal est amené à se souvenir du premier suicide de l’entreprise au moment où le procès très médiatique de l’entreprise se déroule.  En effet, un camarade lui demande d’aider une jeune femme à se faire embaucher,  il se trouve que cette jeune femme est la fille du premier suicidé de l’entreprise, elle avait neuf ans à l’époque, son père s’est donné la mort un vendredi soir dans le placard où on l’avait relégué, c’était la méthode utilisée par l’entreprise pour se débarrasser d’un tiers des employés, les dégouter, leur faire faire un travail différent du leur, par exemple un technicien réseau devenait employé d’un centre d’appel et s’est suicidé en s’étranglant avec un câble, une façon de dire.  Alors il se demande si ce premier suicide était un avertissement que personne n’avait voulu entendre, le début de la longue liste si célèbre de France Télécom jamais nommée mais que tout le monde reconnaît. Et il s’interroge sur l’aveuglement et l’acceptation de tous.

 

Dernier travail comme travail de réconciliation avec la famille de ce premier suicidé, les rencontrer, aider la jeune femme, sa fille, à trouver son premier emploi, rencontrer sa mère et surtout, son frère qui, le jour du suicide, était devenu fou de rage et avait tiré sur les bureaux, il avait alors été rétrogradé lui aussi comme garde forestier et relégué dans une maison au milieu de la forêt. Réconciliation avec lui-même aussi, avec son aveuglement, la volonté de tourner la page de tous à laquelle il s’est peut-être un peu vite et un peu naïvement plié.

 

Dernier travail pour lui, le cadre un peu trop zélé mais aussi pour le frère du suicidé, se calmer, accepter, s’ouvrir à nouveau à la beauté de la forêt, observer la majesté des derniers grands prédateurs, les loups. Seul bémol, la métaphore qui court dans tout le texte « l’homme est un loup pour l’homme » devient parfois un peu encombrante.

 

On reconnaît chez l’auteur son attention à l’humain pris dans l’engrenage des principes de management, de politique entrepreneuriale, on reconnaît aussi son attention à décrire le vocabulaire, les mensonges de la novlangue, les situations, les méthodes des grandes entreprises, comme il l’avait fait dans Ils désertent ou CV mode d’emploi.

 

Le ton n’est jamais vraiment accusateur, il s’agit d’une description et d’une analyse, non d’un réquisitoire.  Et la fin est un peu surprenante. Vidant son bureau, Vincent se pose la question : « aura-t-il vraiment existé dans ce bureau ? » Constat à la fois terrible, on perd sa vie à la gagner, mais aussi libérateur, le travail n’est peut-être qu’un moment de nos vies.

 

Tripalium, l’aventure douloureuse du travail en usine

Tripalium

Lilian  Robin

Les éditeurs libres 2008

couvtripaliumweb-copieCe roman suit le parcours d’un jeune   de classe moyenne, Arno Libilin qui,  après des études de gestion de la sécurité se retrouve embauché dans l’entreprise  Plastic avenir, une entreprise qui représente toutes les usines de matière plastique de l’Ain et du Rhône, elle fait vivre une petite ville, elle appartient à une multinationale,  elle est soutenue par les hommes politiques locaux un premier plan social a déjà eu lieu qui a mis dans l’insécurité tous les employés qui acceptent désormais tous les sacrifices pour garder leur emploi, y compris user leur corps, le mutiler, se taire, encaisser des insultes,   cela va jusqu’à l’accident, au divorce, …

Arno,  dès son  entrée en fonction est témoin involontaire d’un très grave accident, un bras arraché, il ne dit rien, couvre un faux témoignage, choisit son camp.

Peu après,  la fermeture totale du site est annoncée, les ouvriers  n’ont plus rien à perdre, commencent à comprendre l’hypocrisie du discours managérial, s’organisent.

Le récit,  dont je ne dévoile pas la fin,  de cette lutte  se lit comme   un bon roman d’actions, à peine exagéré, parfois,  le réalisme   se complexifie d’un fantastique grinçant,  d’un humour déstabilisant. Les  nombreux personnages souvent vus de l’intérieur sonnent très justes, ne sont pas manichéens, Le syndicaliste Raymond  acheté par le patronat, la DRH,  ancienne infirmière,  qui élève seule son fils, Lecomte,  le patron exemplaire du site,  les jeunes intérimaires, l’étudiante en ethnologie au chômage qui accepte de travailler pour ses parents et se blesse, dont personne ne prendra jamais de nouvelles, l’ouvrier qui est un excellent entraineur de football, un pédagogue hors pair… .  Les actions se succèdent, les coups de théâtre, les revirements, sur l’ensemble plane la question lancinante: Pourquoi se tuer, laisser sa vie, ses espoirs  à fabriquer des objets inutiles ?  Comment sortir du piège ?

deux romans magnifiques

p>Je viens de lire deux tr?s bons romans.

la-grande-bleue,M93025Je sors de La grande bleue de Nathalie D?moulin publi?e au Rouergue, happ?e et tr?s heureuse.? C?est l?histoire d?une jeune ouvri?re de Vesoul dans les ann?es 70. Mari?e assez jeune, elle suit de loin les combats de Lip,? la lib?ration sexuelle, ?elle a envie de vivre autre chose.? ?La succession d?images, de gestes, de paroles si justes, leur puissance, les sensations fortes de for?ts, de rivi?res, de courses en mobylette ou en voiture, les odeurs d?enfants, les lassitudes, le quotidien des jeunes filles, de la jeunes m?re, jeune ouvri?re, les bals, les bars, le fr?re malade, c?est la premi?re fois que je lis un roman qui parle autant de ce que je connais. Mauvignier et Olivier Adam dans Les lisi?res avaient commenc? mais ici, l’auteur p parle des femmes, de leurs h?sitations, de leurs r?gles, de leurs accouchements, de leur d?sir fou d?enfants.

Et puis la peur de l?enlisement, l??touffement, l?angoisse de tout perdre, de passer ? c?t? et le coup de rein ou le coup de pied lanc? au fond de la rivi?re pour remonter. Et le malaise au milieu des gauchistes, le d?calage.

Et ce on, qui nous tient, nous met dans ses pas, dans sa trajectoire, on pourrait ?tre elle, elle pourrait ?tre nous!

J?ai aussi beaucoup aim? l??vocation de la communaut?; sa mis?re hautaine, ses chamailleries, ses alcoolisations ? outrance, j?ai bien retrouv? quelques exp?riences! Et bien-s?r ce courage pour d?crire les usines!

certaiens n'avaient jamis vu la merEt ensuite? conseill?e par mon amie,? la libraire de L?Etourdi de Saint-Paul, je lis Certaines n?avaient jamais vu la mer de Julie Otsuka,?? chez Ph?bus,? et je suis stup?faite par la force du?? style?envo?tant, obs?dant et le parti-pris stylistique tr?s audacieux. L?auteur utilise le nous, elle exprime les paroles d?un groupe indistinct duquel se d?tachent parfois un plus petit groupe? certaines d?entre nous, quelques- unes,? ou des personnalit?s, l?une des n?tres,? la plus jeune d?entre nous, la plus belle, certaines de nos filles. Elle raconte la venue forc?e de jeunes vierges japonaises aux E.U pour ?pouser les ?migr?s c?libataires? dont aucune am?ricaine? ne veut tant le racisme est fort ? l??poque, leur vie tr?s dure de travail? dans les champs, les familles comme bonnes, les magasins, les restaurants, et ensuite leur disparition dans les camps pendant la seconde guerre mondiale. ?Ce nous collectif et r?p?t? donne une pr?sence ?trangement forte et violente ? cette histoire.