Comme un parachute arrêté en pleine vitesse
Ce matin, dans le village, les rideaux se soulèvent quand elle va chercher sa voiture garée sur le petit parking près de la fontaine. On sait qui elle est. On se pose des questions, une vieille plus aventureuse que les autres va demander aux voisines quand elle ira chercher le pain à la camionnette: Vous savez qui c’est cette dame qui est chez Betty? La connaissance est essentielle, même si le village-rue semble vide, les trottoirs déserts, si la moitié des maisons est fermée, l?information circule, ça vibre, ça bruisse. Le pays a l’air sauvage, vierge, une succession de combes, appelées les Hautes Combes du Jura, un haut pays de dunes, pas des dunes de sables non, des dunes de terre, de hautes dunes, des étendues vastes, aux formes rondes et douces, des anticlinaux rabotés par des millénaires, creusés par le temps et qui finissent par plier, s’arrondir et s’aplatir. En fait, le pays est vivant, il est aux aguets, il aime les histoires. Au fond des combes, des champs retournés et travaillés, et, au bord, sur les flancs encore doux, des pâturages pour les bêtes et, sur les crêtes, des forêts de feuillus. Les villages sont au milieu des combes, découvert, placides, des villages-rues, des maisons trapues avec des granges pour du foin de six mois et, derrière les maisons, des potagers où ne poussent que les légumes de la soupe. Les vaches donnent du lait qu’on porte matin et soir, été comme hiver, en tracteur, en quatre-quatre ou en camionnette à la fruitière de Comté, et c’est là qu’on échange quelques nouvelles. Et puis, dans la combe, çà et là, surgissent des fermes plus isolées mais chaque maison est à portée de vue d’une autre, c’était comme ça avant, on construisait à portée de vue et de voix, pour la sécurité, il fallait se voir et surveiller les incendies et l’hiver, ne pas être trop éloignés les uns des autres. Aujourd’hui, beaucoup de ces fermes sont fermées onze mois par an mais tout se sait. Il n’y a plus qu’une ferme qui produit du lait et qu’un voyage à la fruitière par jour, mais les rideaux se soulèvent pour voir passer les voitures, ils se soulèvent le long des routes des combes et au village, quand elle va chercher sa voiture et le pays va savoir.
Elle roule: la Combe à la Chèvre, puis la combe du Manon, Bellecombe, et la combe d’Evuaz, la vallée de la Valserine. D’immenses tables de rochers gris presque blancs, des hêtres dénudés, la route qui se gondole comme un énorme boa parce qu’elle craque tous les hivers.
La veille, en arrivant, elle y est retournée. Elle est repassée sur la route en bas de la ferme de la Petite Molune. La ferme avait encore gonflé, s’était étalée, répandue, toute la crête de ce côté était envahie de hangars métalliques, des montagnes de ballots de foins recouvertes de leurs linceuls noirs plastifiés. Des vaches, partout, des centaines de vaches déjà dehors, malgré le froid, elle sait que, comme d’habitude, ils doivent manquer de foin pour finir l’hiver. Avec la fin des quotas laitiers, la production est sans limites, les bâtiments anciens ont presque disparu, mangés, absorbés par cette gangrène de hangars toujours reconstruits plus haut, plus brillants, l’un d’eux est ouvert sur le ciel, arche vide, des poutrelles noires rayent le ciel gris.
Plus loin, sur la même crête, la Grande Molune, volets fermés, aveugle, morte. Elle a hésité. Elle a freiné sur la route mais n’a pas tourné dans le chemin à peine visible, dans l’herbe, qui monte en boucle jusque devant la maison. Elle ne peut pas y aller.
?