Pas d’équerre, Judith Wiart, Editions Louise Bottu, 2023

« Pas d’équerre », une expression de maçon comme titre pour  un livre inclassable, carnet de bord, témoignage, poèmes, déclaration d’amour aux élèves, collages de circulaires et  d’extraits de manuel, extraits d’atelier d’écriture, scénettes enlevées,  drôles, tranches de vie,  constat d’échec dans un LEP,  avec des élèves en CAP de maçonnerie qui n’ont pas choisi, qui sont là, par hasard, qui attendent… fatigués si fatigués « leur fatigue me mine, leur corps avachis sur la table qui n’est plus une table de travail. »   Des élèves dans « des salles aux radiateurs béants, aux trous dans le plafond »

 Manque de profs, manque de moyens pour rénover mais de l’argent pour installer les portiques de sécurité et distiller la peur.

 Au milieu de ce désastre, l’enseignante tient la barre parce qu’elle s’intéresse à ses élèves, à chacun d’eux, elle aime les faire écrire, faire jaillir leurs mots, comme des talismans contre le malheur.

Et elle aime écrire sur eux, grâce à eux, sur leur monde « pas d’équerre », mais riche d’humanité. 

L’année des pierres de Rachel Corenblit

L’année des pierres, Rachel Corenblit
Casterman 2019, Coll. Ici/maintenant dirigée par Vincent Vuilleminot.

Dix adolescents français mal dans leur peau, envoyés de force par leurs parents ou volontaires, partent étudier un an au lycée français de Jérusalem. Ils sont à l’internat,  en seconde.

Daniel, le narrateur semble nonchalant et passif mais rien ne lui échappe,

Avec lui, Christophe, son compagnon de chambre veut se faire appeler Samson pour être plus juif, les jumelles Anna et Anaïs, Sonia, Benjamin, Rose et la lumineuse Lucille que son frère a précédé en tant que soldat de Tsahal

La quatrième de couverture est géniale et donne une idée de la complexité de ce roman

« Ce n’est pas parce qu’on est paumés loin de chez nous qu’on se ressemble

Ce n’est parce qu’on devient amis que les choses seront plus simples

Ce n’est pas parce qu’ils nous prennent pour cibles qu’ils sont nos ennemis

Ce n’est pas parce qu’on est montés dans ce bus qu’on redescendra indemnes »

Ce roman est en effet remarquable

  • par la narration qui va et vient dans le passé de chaque jeune pour nous expliquer son parcours et chaque raison différente de se retrouver là, dans le futur de leur vie d’adulte ils se reverront ou pas, dans le temps de leur vie à Jérusalem et dans le temps de l’attaque de bus, temps dilaté car c’est là que tout se joue
  • par la richesse des vies de ces ado, ils s’aiment, se fuient, se détestent, sont riches ou pauvres, croyants ou pas…
  • par l’événement qui bouleverse leur vie, leur présent mais aussi la relation qu’ils avaient avec leur passé et leur famille

 

Le roman s’ouvre par une attaque de pierres qui s’abat sur le bus scolaire qui les emmène en voyage culturel. Le chauffeur est tué, l’accompagnateur blessé, les élèves terrifiés. Mais coup de théâtre,  l’armée intervient et arrête tous les lanceurs de pierres, c’est lé début de l’intifada, la guerre des pierres de 1987.

On revient alors par de longs flash back sur l’arrivée des jeunes, leur rencontre et la formation d’une amitié très profonde. « Tous les dix, nous sommes liés, rien ne peut nous briser »

Puis retour à l’attaque, l’armée place les hommes du village en ligne et fait défiler les jeunes du car, un par un, pour qu’ils désignent ceux qui ont lancé les pierres

Certains le font avec rage et haine, d’autres s‘y refusent car ça leur rappelle des histoires qu’ont racontées les grands parents des histoires de dénonciation qui les ont envoyé à la mort.

On a aussi une autre intrigue, Daniel retrouve à Jérusalem son grand-père Daniel qu’il ne connaît pas dont sa mère ne lui a jamais parlé, il faudra attendre la fin du récit pour découvrir une vérité effroyable, qui a un lien avec l’affaire du bus

Au début, je trouvais le roman un peu trop univoque, un peu pro juifs, mais peu à peu, l’équilibre se fait Grace à Daniel qui a un regard juste et intelligent.

C’est un roman d’ados parce qu’ils en sont les personnages principaux mais sa richesse et sa complexité sont d’une profondeur sans âge.

 

.

.

Des orties et des hommes, Paola Pigani, Liana Levi 2019

Des orties et des hommes,   Paola Pigani

Liana Levi, 2019

 Fini de lire cette nuit de pleine lune le troisième roman de  mon amie Paola Pigani , Des orties et des hommes  et  je ressors très secouée, emballée et admirative .

C’est l’enfance de Pia qui  vit avec ses parents venus d’Italie pour « faire souche » en Charente,   dans les années 70 et ses quatre frères et sœurs, le père exploite en fermage une ferme  de vaches laitières.

C’est une enfance libre et heureuse malgré les travaux pénibles, ramasser la caillasse, le bois,  aider le père à l’étable,  la mère à faire le beurre,  la cuisine, une enfance pauvre, jamais un vêtement neuf, jamais une sortie, mais la joie du père et son espoir, l’amour de la mère pour tous  irriguent chaque instant. Le père paysan-ferrailleur qui trouve  avec ses enfants des trésors dans les décharges,  rachète quelques méchants bouts de terre que personne ne veut, fait construire une maison neuve à côté du vieux bâtiment qu’il a en fermage, lutte contre les dettes, le crédit agricole,  les conseils de son fils formaté par le lycée agricole et chante toujours en italien.

J’ai été très touchée par  la puissance de l’ écriture poétique,  une image  dans chaque phrase, pour dire et  irriguer de beauté   un monde dur, trivial justement,  l’agonie  des dernières petites exploitations dont les chefs se suicident ou craquent et s’en vont, un monde « où tout se sait et tout se tait » le voisin Aboyeur  qui terrifie son fils Christophe, l’autre  voisin,  Joël,  le bossu dont la ferme brûle, mais jamais une plainte, des personnages rayonnants de bonté,  la nonna  et ses merveilleuses mains de couturière, son renard ramené d’Italie, qu’elle porte fièrement sur l’épaule à l’église, ses chèvres joueuses,  Armande, et ses orties, les sœurs et leurs rêves, aucun personnage n’est simple,  tous ont une richesse intérieure, un rêve, l’amour des bêtes, un mystère aussi .

Le regard de l’enfant devient celui d’une adolescente des années 70, la poésie  qu’elle écrit ou recopie sur son cahier, les lettres d’un Poilu trouvées dans une maison à vider, les lectures, les rencontres au pensionnat ouvrent son univers.  La sécheresse de l’été 76, l’envie de fuir « cette terre, où l’on n’a pas de morts »  où l’on est toujours un peu étrangers comme les manouches,  comme le Portugais ou les turcs ouvriers agricoles, l’envie de parler au garçon à l’harmonica,  sont autant de signes de  la fin de l’enfance.

C’est un roman très riche, foisonnant  de  thèmes,  les rapports entre frères et sœurs, l’éveil à l’amour, à  la sensualité, l’exclusion sociale,  la solitude des  campagnes,  la honte des mains du père,  la révolte et le  syndicalisme des paysans,   l’ennui au collège, la violence du silence, mais tous ces thèmes sont traités en douceur, en souplesse,  incarnés dans des personnages  complexes, dans  de courts récits  souvent d’initiation, le premier voyage, la première rencontre avec les bourgeois, le premier petit boulot…dans des explorations  toujours plus audacieuses, de l’environnement,  du  château, de la petite ville voisine.

Les descriptions de ces bois,  cette campagne, ces rivières, ces maisons ne sont jamais ennuyeuses tant elles sont aiguisées  par le regard curieux et la soif de découvertes et de sensations de Pia.

Difficile de trouver une comparaison tant il est original, peut-être du côté de Franck Bouysse et son superbe Grossir le ciel  ou de Marie-Hélène Laffon  et ses Paysans.