Arno Bertina, L’âge de la première passe, Verticales, mars 2020
Comme je veux écrire des récits de vie, depuis quelques temps, je vais dans un centre de réinsertion de l’association Notre Dame des sans-abris à Lyon et que je recueille, avec bien des difficultés et des hésitations, des récits de vie de ces hommes fracassés mais debout, souriant, à l’air tranquille, malgré toutes les tempêtes et les horreurs qu’ils ont traversées et qu’il traverse encore, dans les bâtiments majestueux d’un ancien couvent de franciscaines, je m’interroge sur le rôle du scribe, de l’écoutant, sur sa légitimité, sur sa place, sur sa perversité de voyeur, bref et j’entends parler du récit d’Arno Bertina, vite, dès la fin du confinement, je l’achète.
Lui, il est sur un terrain encore bien plus dangereux, plus impliquant, il est allé plusieurs fois au Congo invité par l’association ASI, Actions de solidarité internationale « une ONG modeste. Créée en 1985, ASI a peu de moyens et doit parer au plus pressé en ciblant des personnes les plus vulnérables (entre les femmes et les hommes, ce sont les femmes ; parmi elles, ce sont le plus jeunes et s’il y a des mineures, ce sont celles qui sont déjà mamans). ASI vient au secours des « filles vulnérables » que les infirmières approchent dans les lieux de prostitution. Elles leur proposent de fréquenter un foyer, dans le quartier de Tié-Tié où elles peuvent suivre des cours d’alphabétisation et des focus sur les questions de santé les concernant, ou leurs enfants qui ont moins de 5 ans, ces derniers sont pris en charge par une puéricultrice, ce qui permet aux bénéficiaires de souffler un peu dans la journée. Le déjeuner est offert aux mères comme aux enfants, ce qui leur assure au moins un repas par jour pendant la semaine, ainsi que des soins. ( …) L’ambition était celle-ci : animer un atelier d’écriture qui donnerait à ces mineurs l’occasion de parler d’elles. Car l’écriture peut écarter la honte, à moi de les aider à rejoindre leur histoire malgré la violence incrustée comme un destin auquel, à 13, 14 ans, elles commencent à croire dur comme fer. Ce serait une marque d’infamie. A 13, 14 ans, elles commencent à désespérer, et c’est poignant. Mon rôle, les aider à éclater, par l’écriture, ces concrétions qui phagocytent et paralysent l’image qu’elles ont d’elles-mêmes.»[1]
Il précise encore « écrire pour desserrer les mâchoires de certains mots, « abandon » fait pleurer, « putain » donne envie de disparaitre). Et en débusquer d’autres, au fil des brouillons, véhicules d’un regard tout neuf sur leur histoire et leur personne, ou même leur corps.
Tendre l’oreille, observer. Essayer de tout comprendre (…)
Tendre l’oreille, essayer de tout noter, de voir -essayer- car je sais que je manquerai beaucoup de signes ou que j’interprèterai de manière biaisée ceux qui m’alertent. »[2]
Donc, il raconte ces différents séjours à Pointe Noire au Congo dans ce foyer, dans la ville aussi où il accompagne la tournée des infirmières qui vont à la rencontre des filles sur leurs lieux de prostitution. Il raconte et il fait parler, il insère alors leurs récits de vie dans ses descriptions, des quartiers, des rencontres, dans les récits de ses voyages précédents, dans ses réflexions sur lui-même, ses complexes, sa tristesse morbide, son incapacité à garder un amour, ses interrogations constantes sur la misère en Inde, ou en France, sur les prisons.
Il s’interroge sur sa place dans cet endroit : « Quelle est ma place dans ce bordel ? Dans la désolation des terrasses ou l’agitation des rues, dans l’obscurité des cours intérieures et des chambres de passe… ? Dans la cour du foyer des filles vaillantes… apparemment, je suis invisible.» [3]
Sur la légitimité de la parole, il cite Jeanne Favret-Saada, « Il n’y a pas de position neutre de la parole. » Il s’interroge encore sur la misère, il cite Victor Hugo : « A un certain degré de détresse, le pauvre, dans sa stupeur, ne gémit plus du mal et ne remercie plus du bien. » Et la question lancinante est celle de ces filles, de leur vie de prostituée, de mère et d’adolescente. Et les mystères, comment font-elles pour tenir debout, comment font-elles pour être gaies, pour ne pas devenir folles pour rester normales.
C’est un récit faits de fragments de vie d’un écrivain au Congo, qui se sert de tout le poids de son expérience d’homme et d’écrivain, pour être légitime, qui se met à nu comme le font les jeunes filles, et qui sait aussi ne pas rater des moments de joie pure, par exemple lors d’un voyage en car , elles redeviennent des gamines, les chants, la joie des filles, c’est plus un voyage scolaire qu’ un voyage de prostituées.
Ses moments de profonds désarrois, quand il croise une fille horriblement blessée, quand une autre avoue être sorcière, quand toutes racontent les viols, les insectes, les abandons, leur quotidien de coups et de mensonges. Il raconte aussi leurs silences, leurs dérobades, leur folie.
Je crois que le passage le plus poignant, c’est le miroir qu’elles lui tendent, quand il raconte qu’aucune n’a renoncé à trouver l’amour « Elles cherchent désespérément l’amour, à corps perdu. (…) Si les filles cherchent l’amour, comment ne pas comprendre qu’elles préfèrent la rue et les bars au Foyer des filles vaillantes ? Les éducateurs et infirmières ne promettent pas l’amour d’une mère et encore moins celui d’un prince charmant. Mais une estime de soi qu’elles apprennent à respecter. Pourtant comment rivaliser avec le premier beau gosse qui lui parlera d’amour ? Quand on a 16 ans et pendant longtemps- j’ai 44 ans et n’en suis pas sorti- l’élan vital ne se négocie pas. On préfère une blessure ouverte à tous les accommodements, à tous les rafistolages. ²
Ce récit nous plonge au cœur de la forge de la création, « au cœur des ténèbres » pour paraphraser un titre célèbre. L’auteur cite encore Faulkner « Ecrire c’est comme craquer une allumette au milieu de la nuit, en plein milieu d’un bois. Ce que vous comprenez alors, c’est combien il y a d’obscurité partout. La littérature ne sert pas à mieux voir. Elle sert seulement à mesurer l’épaisseur de l’ombre. [4]Ce qui n’empêche que plusieurs chapitres de la fin du récit commencent par « Le mystère n’est pas toujours l’obscurité, le mystère, ça peut être la lumière. »[5]
Je vous laisse le lire, c’est une expérience no limits dans la noirceur terrifiante du monde et dans la fragilité tout aussi terrifiante et palpitante du moi.
[1] P 26
[2] P 19
[3] P 170
[4] P 121
[5] P 194, p 230, p 247