Les cassés
J’aime poser des questions sur les vies, Et puis après ? Et pourquoi il a rien dit ? Et lui, il l’aimait ? J’ai l’impression qu’il y a dans toute vie une rivière souterraine, qui pousse à contre-courant ou dans le fil de l’eau mais trop vite et que les gens sont des bateaux de papiers bousculés et ballotés dans les rapides.
Il y en a qui ne se révoltent jamais qui n’essayent jamais de sauter du bateau. Ils descendent le courant résignés, et hagards, je les appelle les brisés, les cassés, parce qu’un ressort trop tendu, un jour, un jour s’est brisé en eux, et ils n’y arrivent plus, ils ne se battent plus, ils subissent.
Quand j’étais enfant, mes sœurs et moi, on avait un ami qui était venu d’un autre village, il avait habité dans une ferme au milieu de la forêt et il avait apprivoisé un sanglier, c’était une famille de bucherons italiens, une famille nombreuse. A force de patience, lui, gamin, avait fait du marcassin son compagnon, il l’accompagnait à l’école, le suivait, comme un chien, il nous montré une photo, le sanglier était aussi grand que lui ; quand il est devenu trop gros, son père l’a tué d’un seul coup de fusil. C’était juste avant qu’ils déménagent dans notre village.
Est-ce le sanglier tué ou de vieilles histoires, disait ma mère, tu sais, son père, c’était pas un marrant, il parait qu’avec ses filles et avec Catherine, la sœur handicapée de sa femme qui vivait avec eux, il n’était pas correct, c’était un sale bonhomme son père, et sa mère c’était pas une commode… en tout cas, il n’arrivait pas à parler, il était timide, il n’était bien que dans les bois, à douze ans, avec la tronçonneuse de son père, il coupait déjà des arbres, l’année où il est arrivé au village, il nous a monté un bûcher de Saint-Jean haut comme la montagne. Il était fort doux et taiseux, il a quitté l’école à quatorze ans pour travailler comme bûcheron avec son père puis aux Eaux et Forêts ; toute sa vie, il a travaillé dans la forêt.
Il n’a pas eu de chance avec les femmes ; la première l’a laissé tomber et il a élevé seul sa fille et la deuxième était pas bien maligne, elle allait au bistrot avec lui et buvait autant que lui ; oui, ils buvaient autant l’un que l’autre.
Mais tout le monde le respectait et le plaignait. Il était si gentil, il coupait du bois pour les vieilles du village, il a continué à s’occuper du feu de la Saint-Jean pour la commune, il rendait plein de services,
Il est mort récemment, ma soeur est allée à l’enterrement, je lui ai dit, il y avait un peu de monde j’espère ? J’avais peur qu’il soit mort dans la solitude et une certaine honte. Elle m’a dit, j’ai jamais vu l’église de Bayard aussi pleine, il y avait des centaines de gens dehors, pour aller près du cercueil, le défilé a duré des heures, tous les forestiers, tous les gens de la montagne, tout le village, toute la commune, cet homme n’avait jamais dit une parole méchante de sa vie, il n’avait fait que le bien, tout le monde aurait voulu l’aider, faire quelque chose pour lui, mais quoi ? On n’a jamais su où était sa douleur.
Et même après sa mort, il n’a pas été bien respecté. Il a même été un peu abîmé.
Il parait qu’il a la tombe la plus étonnante du cimetière. On se détourne pour venir la voir, sa deuxième femme, celle qui est pas bien maligne a fait graver en lettres dorées, « si le paradis existe, je t’attends au bistrot »
Elle a peut-être trouvé ça drôle et gentil, mais ça fait rire tout le monde.